Rolf Julius / Kevin Rouillard
Exposition
Rolf Julius / Kevin Rouillard
Passé : 26 mars → 12 mai 2022
Rolf Julius et Kevin Rouillard — Galerie Xippas La galerie Xippas présente jusqu'au 12 mai une exposition sous forme de rencontre inattendue entre un artiste figure de la scène so... CritiqueL’exposition Rolf Julius / Kevin Rouillard instaure un dialogue au premier regard surprenant, entre deux artistes qui ne se sont jamais croisés dans la vraie vie, mais qui se rencontrent ici, à Xippas Paris, pour transformer la galerie en une partition à deux voix. L’un est une figure historique incontournable de l’art sonore, connu pour ses gestes souvent modestes et délicats. Tels des interrogations, des suggestions — des murmures dans l’espace. L’autre — un jeune artiste en pleine ascension qui, au contraire, s’approprie le contexte d’exposition d’une manière affirmée et laisse ses dispositifs se déployer sur les murs en barricades ou en tortues de boucliers — en machines de guerre. Bien que les deux visions s’enracinent dans des contextes fort différents, aux pôles conceptuels opposés, l’on peut y entendre des rythmes communs qui créent des liens ou des ponts entre deux mondes, les rapprochant dans le temps et l’espace.
Rolf Julius (1939 — 2011), artiste allemand est connu depuis les années 80 pour ses sculptures et installations sonores, comme pour ses concerts et performances. Ses expositions ont eu lieu autant en Europe que dans les deux Amériques ou encore au Japon dont l’esthétique lui était particulièrement proche.
Quand on pense à son travail, ce ne sont pas tant des objets stables et définis qui viennent à l’esprit, mais des ambiances, des atmosphères, des situations. Des écosystèmes, où les espaces et les choses s’enveloppent dans les sons. C’est d’ailleurs souvent pour des environnements que Rolf Julius conçoit ses œuvres : des haut-parleurs disposés au bord d’un lac pour donner un concert ; des petits haut-parleurs ramenés dans un champ ou dans un centre-ville ou dans le white cube d’un musée ou d’une galerie. Ils sont suspendus au plafond (Singing), abrités dans des bols japonais (Blau (innen)) ou glissés sous des plaques de verre flottantes (Schwarzes Klavierstück). Modestes et humbles, ces installations cherchent souvent à se cacher comme de petits animaux sauvages, à se ‘décentraliser’ dans l’espace en se décalant : dans un coin, sur une fenêtre, dans une cage d’escalier. Et, entretemps, leur magie opère en mélangeant le son à d’autres substances, que ce soit le langage (no(h) music), des pigments (Singing) ou de la poussière (Dirt). Les appareils électroniques quasi- précaires que Rolf Julius emploie se mettent en marche et en œuvre pour performer non seulement dans les lieux, mais aussi pour eux. Comme si ses pièces étaient là pour contrarier le regard anthropocentriste et insister sur le caractère passager de notre existence. Pour affirmer délicatement que, contrairement à la position phénoménologique, le monde n’a pas besoin de notre présence pour exister — ni de notre regard.
Par ailleurs, les œuvres de Rolf Julius ne cherchent pas à être spectaculaires. Élégantes, aux lignes pures comme des dessins dans l’espace, elles ‘s’effacent’ au bénéfice du son et nous incitent à tendre l’oreille. A devenir plus attentifs et ouverts, plus à l’écoute du bruissement de l’être, — et à nous rapprocher de ces petites choses qui ‘parlent’, ou ‘murmurent’, en diffusant leurs ‘petites musiques’ (‘small music’). ‘Petit’ ne doit pourtant pas être pris à la lettre : pour Rolf Julius, la question de taille est relative et le grand peut être plus petit que le petit. Après tout, dans un monde idéal on devrait être capable de voir « le monde dans un grain de sable » (et pourquoi pas dans un pigment ?) et « de tenir l’infini dans la paume de la main », pour citer William Blake. Et puis, la musique est partout, un peu comme pour John Cage, pour qui la musique véritable est une musique libre de toute finalité et instrumentalisation, dans le bruit du quotidien, car c’est là que le son semble agir de et par lui-même. Bien que Rolf Julius rencontre John Cage pendant son séjour à New York, c’est de Takehisa Kosugi, compositeur japonais et collaborateur de longue date de Merce Cunningham, qu’il devient proche. Lui aussi cherchait la musique dans les objets les plus ordinaires. Partageant sa vision, Rolf Julius écrit en 1983 : “…. Quand tu laisses les sons seuls, la musique relève d’elle-même, et tous les tons, les couleurs, les sons, le fort et le doux, le petit, le courbé, le jaune, le jaunâtre, le contretemps, — tout est à sa place”.
Kevin Rouillard, né en 1989, crée quant à lui des installations et des sculptures murales à partir des bidons qu’il aplatit en les martelant. Parfois aussi il réunit des plaques en métal qu’il soude ensemble pour créer des compositions à la fois complexes et simples, faites avec des matériaux ‘pauvres’. Imposantes tout en restant austères, ses pièces sont issues d’un procédé qui s’appuie sur la logique du recyclage. D’abord, il récupère des matériaux qui sont habituellement recyclés — en effet, les bidons (son matériel-signature) sont employés de mille manières après avoir mené leur vie nomade de containers de transport, métamorphosés en assiettes ou mobilisés dans des constructions architecturales. Puis, il les classe, les organise, les transforme. Il les amène vers leur finalité ultime et les soustrait à la circulation des biens dans le monde. Ce geste de soustraction qui nous incite à nous arrêter, à faire une pause dans la course contre la montre, qui nous pousse à sortir de la logique de consommation, crée un pont vers l’esthétique de Rolf Julius qui lui aussi ‘recycle’ des éléments trouvés pour diriger notre attention vers l’environnement, le contexte, en nous faisant ralentir.
Lorsque Kevin Rouillard explique comment il choisit ses matériaux, il précise que son choix se fait en dehors de toute hiérarchie. Aucune pièce n’est privilégiée par rapport à une autre mais toutes restent égales, purifiées de leur contexte et devenues neutres. Même des traces accidentelles qui peuvent demeurer sur la surface — un fragment de logo ou un bout d’étiquette — perdent leur signification. En dehors de toute histoire ou de toute narrativité, en dehors de toute conceptualisation aussi, ses pièces tentent de créer une zone de contemplation pure — zone de rencontre avec l’œuvre. Cela s’applique également à son œuvre monumentale, le Grand Mur, produite au Mexique en 2020. Bien qu’il soit impossible d’ignorer une référence évidente au contexte politique, la pièce ne se réduit pas à une critique. Elle nous emmène au croisement des thèmes et des problématiques, et touche autant aux questions sociopolitiques qu’à celles des territoires ou de l’écologie, en façonnant une vision globale au-delà de tout jugement. Finalement, l’œuvre devient une tabula rasa : un espace de projection et de lectures multiples. Telle une épopée dans l’espace — une « odyssée 2020 » — aux voix multiples.
Cette vision résulte d’une certaine indifférence pour l’objet en tant qu’objet — un peu comme chez Rolf Julius, qui laisse ses ‘objets’ s’effacer pour laisser place à une expérience multi-sensorielle. Et, tout comme chez lui, dans l’œuvre de Kevin Rouillard il n’y a pas de fétichisme. L’objet cherche plutôt à atteindre ses limites, à devenir ambivalent. Est-ce un ready-made à l’allure duchampienne ? Une sculpture ? Un détournement de la peinture minimaliste ou Color Field ? L’œuvre de Kevin résiste à toute catégorisation et entre dans un interstice terminologique, afin d’inventer une nouvelle identité : ‘tôle, choc’. Rolf Julius a fait quelque chose de similaire quand il a appelé ses pièces performatives des « concerts ».
Enfin, même si les pièces de Kevin ne sont pas sonores au sens propre, le lien qu’elles gardent avec le geste qui les produit les rend intimement musicales, ce qui les rapproche encore des œuvres de Rolf Julius. Cependant, alors que ces dernières s’agitent intérieurement pendant qu’elles performent, les pièces de Kevin Rouillard ‘figent’ le son pour en garder la mémoire, en restant muettes. Elles incarnent l’aspect visuel de la musique comme des partitions, mais aussi son côté ‘tactile’, à l’instar de l’écriture braille, car on a envie de toucher ces enfoncements et petites bosses, ces ‘blessures’ et cicatrices de soudure — toutes ces aspérités, qui, d’ailleurs, leur communiquent un aspect ‘humain’, une certaine sensibilité aussi, pour ne pas dire fragilité, atténuant leur aspect guerrier. Au contact de Rolf Julius, le Grand Mur se transforme en instrument de musique — un xylophone géant — qui laisse une symphonie silencieuse s’écouler dans l’espace.
-
Vernissage Samedi 26 mars 2022 11:00 → 20:00
Horaires
Du mardi au vendredi de 11h à 13h et de 14h à 19h
Les samedis de 10h à 19h
Les artistes
- Kevin Rouillard
-
Rolf Julius