Stefan Rinck — Paddling Between Two Realities

Exposition

Sculpture

Stefan Rinck
Paddling Between Two Realities

Encore 3 mois : 10 janvier 2025 → 17 mars 2026

Il existe un double paradoxe au centre de la pratique de Stefan Rinck, engendré par la forme même de ses œuvres. En s’inscrivant dans un abondant héritage symbolique, celles-ci semblent porter la promesse d’un mode d’existence et d’une finalité rituels. Or, la vitalité de l’œuvre de Stefan Rinck se loge précisément dans la tension produite par le détournement de cette attente, qui ouvre un espace de réflexion sur la persistance des représentations symboliques.

Sa foule de personnages puise dans l’imaginaire des figures gardiennes et des divinités zoomorphes traditionnellement associées à des édifices sacrés à travers les cultures humaines. De la Mésopotamie à l’Égypte ancienne, de la Mésoamérique aux cathédrales gothiques occidentales, l’architecture des lieux de culte a presque toujours inclus — sur les façades, aux seuils, ou à l’intérieur des espaces cérémoniels — des sculptures aux fonctions précises : rôle de gardien (fonction apotropaïque, destinée à repousser le mal), incarnation de divinités, affirmation d’une puissance politique, narration d’une histoire collective, ou encore métaphore de vertus qu’il conviendrait de manifester. Stefan Rinck évolue dans ce vaste répertoire avec une liberté érudite. Totems, statues monumentales, éléments de mobilier ritualisés, petits êtres-gardiens, ou encore caricatures de la moralité, son œuvre répond à la majorité des typologies sculpturales. Stefan Rinck opère, en un sens, « à la Warburg », en composant ce qui pourrait être perçu comme une planche supplémentaire de L’Atlas Mnémosyne consacrée au vocabulaire sculptural de la dévotion. Il mélange ainsi constamment les époques et les styles, jusqu’aux éléments les plus contemporains qui font référence à des formes issues d’une dévotion sans culte, où écrans, mascottes Labubu, figurines dinosaures et personnages de jeux vidéo occupent désormais la place d’icônes quotidiennes. Au premier abord, ces œuvres, en faisant référence à un vaste héritage sacré, créent donc la promesse implicite qu’elles peuvent non seulement représenter, mais surtout incarner, un rapport au sacré.

C’est ici qu’apparaît le premier paradoxe. Les sculptures auxquelles Rinck se réfère sont, dans leurs contextes d’origine, indissociablement liées à un espace de culte ; elles n’existent que parce qu’un lieu précis — un bâtiment dans la majorité des cas — leur confère une fonction. Leur sens est donc spatialement assigné. Or les sculptures de Rinck, elles, sont dé-spatialisées : elles ne possèdent pas, a priori, de contexte architectural prescrit. Contrairement aux objets dont elles s’inspirent, elles sont même vouées à traverser plusieurs espaces au cours de leur existence : atelier, galerie, musée, jardin ou maison de collectionneur. Pourtant, elles semblent porter en elles la mémoire d’un seuil, d’une façade ou d’une niche sans jamais pouvoir les habiter. Cette tension entre la référence à des formes profondément situées et leur déracinement volontaire constitue l’un des ressorts essentiels de l’œuvre de Stefan Rinck, particulièrement lisible dans cette exposition chez Semiose où le motif de la barque et de la traversée évoque le passage.

Le second paradoxe touche à la question de l’aura. Les sculptures de Stefan Rinck semblent en effet dotées d’une présence singulière. Leur apparence souvent zoomorphique n’y est sans doute pas étrangère, tant elle suggère une vie intérieure qui excède leur simple matérialité. Ce dépassement est aussi dû à la technique de la taille directe de pierre qui inscrit ces sculptures dans une continuité symbolique et une épaisseur historique, en convoquant les imaginaires décrits plus haut. Ensemble, ces deux éléments contribuent à charger les œuvres d’une aura, entendue au sens de Walter Benjamin comme un rapport au « lointain », souvent chargé d’un sous-texte sacré. Pourtant, si les personnages de Stefan Rinck semblent habités, ils paraissent également conscients de leur absence de réelle fonction rituelle. À cet égard, ils semblent armés d’une certaine auto-réflexivité : ils s’ennuient, cherchent à se distraire ou imitent les gestes d’un rituel absent. Ici, ils rament, engagés dans une course aux accents absurdes. Mascarade et déguisement participent aussi de cette sensation : ces personnages, en attente d’une affectation qui n’arrive pas, jouent aux divinités jusqu’à l’absurde : ainsi de Croc Pope ou Castle Maid, dont les costumes volontairement inadéquats contribuent au ton malicieux de l’exposition. On pourrait ainsi dire de la pratique de Stefan Rinck qu’elle relève d’une esthétique du désœuvrement, où les figures incarnent à la fois la mémoire d’une charge sacrée et l’impossibilité de l’exercer.

Mais si la pratique de Stefan Rinck semble ainsi paradoxale, elle tire sa vitalité précisément de ces déplacements, en recentrant notre regard sur les mythes et les rituels collectifs comme objets d’étude en tant que tels. De nombreux penseurs et philosophes, de Cornelius Castoriadis à Carl G. Jung ou Georges Bataille ont théorisé le retour à l’imagination, aux archétypes et aux mythes en temps de crise sociale. Pour résumer la transition que nous vivons actuellement, Federico Campagna propose dans Technic and Magic, The Reconstruction of Reality (2018) une grille de lecture particulièrement utile. Il suggère que nous vivons l’épuisement du régime de réalité lié à la rationalité technico-capitaliste, devenue incapable de produire du sens, et que lui succède un nouveau régime fondé sur la magie, comprise comme une ontologie de l’indétermination, de l’imagination et de l’ineffable. Les figures de Stefan Rinck cristallisent cette bascule : d’abord la perte de repères de nos sociétés, encapsulée dans le paradoxe spatial des œuvres, puis la perte de sens collectif, suggérée par leur désœuvrement et leur humour mordant. Ce qui reste est donc uniquement l’image formelle du symbole et du rituel, à la fois contenant figuratif et contenu abstrait de l’œuvre, comme une entreprise de recouvrement d’une forme de magie dans notre rapport au monde. Si l’on en revient au motif de la barque, il est facile de penser à l’héritage symbolique de la rivière comme lieu de passage entre deux états, nous pourrions dire ici entre deux régimes de réalité. Cette hypothèse est particulièrement confirmée par les deux personnages affublés de masques de « médecin de peste », semblant échapper à un monde morbide dans l’espoir de trouver un monde plus amène à la fin de leur périple. Les sculptures de Stefan Rinck m’apparaissent alors comme des talismans dont on ne sait pas très bien s’ils fonctionnent mais dont on souhaite qu’ils transfigurent notre rapport au monde et aux autres simplement par leur côtoiement.

Camille Bréchignac

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