Charlie Malgat — Sugar Free

Exposition

Techniques mixtes, vidéo

Charlie Malgat
Sugar Free

Passé : 10 septembre → 24 octobre 2021

Agony, donut errant·e à l’ère du post-zooprolétariat

Géraldine Gourbe

« Je veux penser à partir d’ici et maintenant,
avec Dolly, ma sœur et Oncomouse,
ma divinité totémique,
à partir des graines qui manquent et des espèces mourantes
 — mais également, simultanément et sans contradiction,
en me donnant des moyens stupéfiants,
inattendus et sans cesse régénérés avec lesquels la vie,
comme bios et comme zoé, se défend.
C’est ce genre de matérialisme qui me rend anti-humaniste
mais c’est également celui-ci qui me transforme
en un membre joyeux des multiples espèces compagnes”.

Rosi Braidotti

Dans l’univers de Charlie Malgat, il y a des bouches qui aspirent, salivent et possèdent une capacité d’ouverture tellement grande qu’elles feraient pâlir le film porno-iconique
Deep Throat (1972). A contrario d’une présupposée singularité anatomique qui a justifié toutes les contorsions de l’actrice Linda Lovelace, les bouches — ici dessinées par l’artiste dans des storyboards aux craies « grasses à la cire » ou matérialisées par des sculptures en latex — dévoilent toute une scène antique. Un théâtre tragi-comique de poche, depuis lequel apparaissent des personnages à mi-chemin entre la culture visuelle pop américaine : les signes répliqués à l’infini de donuts ou encore le steak, la guimauve qui hantent les publicités de papier ou les enseignes lumineuses — et la porn food des comptes Instragram. Les effets sont glacés, luisants, scintillants, baveux ou encore diaphanes. Les matières qu’elles soient détaillées dans leur consistance et ou leurs mouvements — fluides, saccadés, unilatéraux — rappellent bien souvent leur destination : celle d’être dévorée par des bouches anonymes et anarcho-autonomistes, récalcitrantes à toute psychologisation.
Au premier abord, les gammes chromatiques des surfaces travaillées par Charlie Malgat agissent par binarité compulsive sur le mode attraction/répulsion, lui-même agité par le règne d’une grande prêtresse que je nommerais : l’Oralité. Son effigie, la bouche ouverte caractérise Agony en proie à un hurlement muet dans le film SUGAR FREE dont les trois premiers chapitres sont montrés aux Bains-Douches.

Cette odyssée met en scène les ravages écologiques sur la planète Terre, causés par une sorte de blob recouvrant : HD STEAK né des manipulations génétiques à l’origine de la viande de synthèse. Sous les rayures régulières de la viande hachée post-animale industrielle est né.e le personnage d’Agony, un·e donut aux formes anthropomorphes, sauvé·e des désastres d’une marée carnée à l’échelle terrestre grâce à son emballage plastique particulièrement résistant. HD Steak est le personnage séminale de cette fiction animée en 2D, il hante depuis 2013 le travail de l’artiste et laisse aujourd’hui sa place à une autre entité : Agony. Né.e, elle aussi, de dessins à la craie grasse qui se prolongent en sculptures de tailles différentes réalisées en mousse végétale et recouvertes de latex, manipulées sur fond vert pour être ensuite animées. Les films sont dans leur conception et leur réalisation des projets au long cours, reflet du temps passé par Charlie Malgat à expérimenter dans l’atelier et à vivre avec ces objets dont les usages transcendent leur seule exposition dans un white cube.

La culture teenage des comics, des horror movies ou encore des série B, voire Z… affleure. N’oublions pas qu’elle constitue l’une des grandes caractéristiques du Pop Art, selon l’intellectuelle Lucy Lippard : première critique, je ne le rappellerai jamais assez, à avoir cartographié et théorisé ce courant à l’instar des précédents mouvements avant-gardistes. Pourtant, une fois située et renommée cette inscription généalogique : on a, en somme, tout dit et si peu. Il me semble que plus qu’une analogie formelle avec la culture visuelle pop, l’univers de Sugar Free a, précisément, à voir avec quelque chose de plus profond.
Un point aveugle qui serait situé au-delà de simples affinités avec les effets de surface nourrissant l’objet des critiques acerbes contre le prétendu apolitisme des représentations pop qu’elles viennent de l’East et la West Coast ou qu’elles soient européennes, masculines ou féminines.

En regardant plus attentivement les découpages de SUGAR FREE, on réalise à quel point les scènes dessinées et colorées — ce qui est très rare dans l’usage des storyboards — possèdent une certaine familiarité avec les planches de nos cours de biologie au lycée.
Ces moments étranges pendant lesquels on nous a enseigné à grand renfort d’objectivité et de distanciation clinique nos propres anatomies : cellulaires, osseuses, musculaires, actives, passives, vitales et reproductives. Dans l’élaboration de l’univers de SUGAR FREE, quelque chose nous rappelle le grotesque d’une situation où les adultes se sont échiné.e.s à mettre de l’ordre — par des coupes, des tableaux, des schémas — dans nos affects, nos organes et nos corps qui produisent un puissant tintamarre : manifestant un grand désordre vitaliste. Derrière l’apparence glossy du pop, se cache, selon moi, la noirceur d’un abîme profond qui mêle désirs, torsions de nos membres et pulsions horrifico-morbides. Les mêmes que Charles Burns a si bien mis en scène dans le roman graphique Black Hole (1995-2005).
Dans cette métaphore apocalyptique des troubles sexuels et identitaires, Burns raconte l’histoire d’un groupe d’adolescents. Ce dernier, issu de la classe moyenne d’une périphérie américaine, contracte une MST appelée la « crève », provoquant des métamorphoses physiques spectaculaires qui les stigmatisent et les poussent à s’enfuir pour vivre à la marge dans des squats ou un campement communautaire autogéré. L’appel des bouches grandes ouvertes, tirées de l’imagier de Charlie Malgat, témoigne aussi de ce cri à la fois puissant et sourd face à un bouleversement que beaucoup observent et dont peu tentent d’y remédier. L’aspect mortuaire de cet éros des chairs à l’image des surfaces synthétiques avec la viande cellulaire HD Steak sonne le constat que les récits dystopiques sont devenus banalement réels.

La littérature de science-fiction narrant des histoires de régimes ultra-capitalistes rendant quasi inhabitable une planète Terre a intégré des schémas de modélisation dans les plus sérieux rapports scientifiques du GIEC. Dans ce momentum particulier, SUGAR FREE
et les pérégrinations d’Agony incarnent une parabole féministe et antispéciste nous suggérant depuis le creux de son fil narratif qu’il serait bon de rompre avec la vieille rengaine d’un « zooprolétariat » (Rosi Braïdotti) : une exploitation systématique des espèces animales, végétales et microbiotiques. Les bouches, les langues, les signes publicitaires devenu·e·s autonomes sont des « machines désirantes » (Gilles Deleuze et Félix Guattari) qui appellent au renversement darwinien de la hiérarchisation des espèces régentée par l’homme blanc, hétérocentré et validiste.

Comme le rappelle Ursula K le Guin, autrice de science-fiction préfigurant nos idéaux queers, il est nécessaire de nous doter d’imaginaires à la hauteur de nos révolutions ; sans eux, nous ne pourrons pas nous défaire de nos habitudes aliénantes et mortifères.
Un des premiers marchepieds à cette fiction activiste serait de remplacer les dramaturgies « linéaires » des héros (masculins) par des écritures « paniers » : « réceptacles » désordonnés et choraux .
Pour ce faire, l’univers passionné rempli de parasites du journaliste
Ed Yong dynamite l’histoire à la papa et fournit une source sans fin pour les fictions écrites par Charlie Malgat :

« Je suis un écrivain et comme tous les écrivains, j’adore les histoires. Les parasites nous invitent à résister aux histoires trop flagrantes. Leur monde est plein de rebondissements et d’explications inattendues. Pourquoi par exemple, cette chenille se met à frapper violemment autour d’elle quand un autre insecte s’approche trop près de ces cocons blancs […] Essaie-t-elle de protéger ses frères et sœurs ? Non, cette chenille s’est fait attaquer par une guêpe parasite qui a pondu des œufs en elle. Les œufs ont éclos et les jeunes guêpes ont dévoré la chenille vivante avant d’exploser hors de son corps. Vous voyez ce que je veux dire ? Mais la chenille n’est pas morte. Quelques guêpes se sont attardées et l’ont obligée à défendre les autres guêpes qui sont en croissance dans les cocons blancs. Cette chenille est une garde du corps zombie qui fait du headbanging pour défendre la progéniture de l’espèce qui l’a tuée. » .

Dans ce sens, le non-personnage d’Agony est invoqué à partir d’une simple image dupliquée par l’industrie alimentaire, lui conférant aucune psychologie ou identité. Cette conception non-héroïque répond à la fois aux souhaits théoriques d’une écriture « panier » d’Ursula K Le Guin et aux épiphanies gothico-merveilleuses du journaliste Ed Yong.
Agony représente une figure errante, piégée par une narration en spirale depuis laquelle se meuvent des sensations et des affects de domination ainsi que des éclats vitalistes tels que la philosophe matérialiste (et proche de Deleuze et Guattari) Rosi Braidotti les définit :

« L’éthique idéale est de sans cesse actualiser ses moyens cognitifs, affectifs et sensoriels afin de cultiver son indépendance et affirmer ses interconnexions avec les autres dans leur complexité. La leçon de Spinoza est cruciale pour le projet éthique de Deleuze et de Guattari. La sélection des forces affectives qui propulse le processus de devenir animal ou minoritaire est régulée par l’éthique de joie et de la revendication, transformant ainsi les passions négatives en passions positives. Pour être acquis, ce processus doit être dépsychologisé. Ce qu’il y a de bon dans les passions positives, ce n’est pas la sensation de bien-être qu’elles dégagent, mais il s’agit plutôt d’une combinaison de forces et de relations qui aboutissent à l’amélioration de son conatus ou de ses potentiels. »

A l’image de ce cycle des métamorphoses initiées par des rassemblements et des divisions qui caractérisent le principe égalitaire de nos vies cellulaires — un principe qui nous relie à de nombreuses formes terrestres et extraterrestres transcendant ainsi notre seule appartenance à l’humanité —  Agony se videra de sa substance et de sa matérialité demeurant telle une enveloppe accueillante, chaleureusement et matricielle dans laquelle un autre personnage éclora : le ver. L’exposition SUGAR FREE de Charlie Malgat aux
Bains-Douches est au cœur du processus de « Summenmutation » (« mutation à la fois visuelle et conceptuel »), pratiqué par l’artiste allemand John Bock. Ici les surfaces, les formes et les objets d’art ne se suffisent pas. A cet endroit, tout converge vers le sentiment d’une forte dépendance entre les dessins, les sculptures et les films pour mieux donner à entendre une (Sale) Histoire.

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151, avenue de Courteille

61000 Alençon

www.bainsdouches.net

Horaires

Les mercredis, les samedis et dimanches de 14h à 18h30
Et sur rendez-vous

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