Sylvain Bourget — Le menton d’airain
Exposition
Sylvain Bourget
Le menton d’airain
Passé : 24 juin → 24 juillet 2016
« Le rituel n’est pas une réaction à la vie, il est une réaction à ce que la pensée a fait d’elle.
Il ne répond directement ni au monde, ni même à l’expérience du monde; il répond à la
façon dont l’homme pense le monde. Ce que le rituel cherche à surmonter, n’est pas la
résistance du monde à l’homme mais la résistance, à l’homme, de sa pensée. »
— Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, L’homme nu, 1971
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Défini dans L’encyclopédie du cirque de A à Z par Dominique Denis, le menton d’airain est l’appellation poétique désignant l’exercice qui consiste à tenir en équilibre sur le menton de lourds objets. Dans les années 1905, Kharl posait, en équilibre sur son menton, une perche à l’extrémité de laquelle sa partenaire se tenait sur une bicyclette. Plus récemment, Brian Pankey publie aux USA une vidéo sur le site internet recordsetter.com où on le voit dans son jardin tenir un sofa en équilibre sur son menton pendant quelques secondes; Doug Mac Manaman, dans son salon, tient pendant 30 secondes en équilibre sur son menton, une masse surmontée d’un verre, tandis qu’en Inde, sur sa terrasse, Suresh Gaur maintient en équilibre sur son menton un boomerang sur un club de golf.
En poursuivant cette recherche via l’occurrence ”balancing on chin”, le geste semble se décliner à l’infini : une planche de surf, une queue de billard, une arbalète, une pierre à curling, une mobylette, une gazinière, trois pneus, une planche de surf, 17 bancs, un téléviseur, 140 boîtes de cigares, un tabouret, deux clubs de golf, un escabeau, un vélo, une brouette, une masse et une bouteille, une tondeuse à gazon, un caddie, deux quilles de bowling, une pelle à neige, vingt-cinq cassettes VHS, trois haches, une guitare basse, un arbre, un barbecue enflammé, cinq balais, une raquette de ski, une chaise de bureau, un skateboard, un canapé, deux haches et un œuf, une débroussailleuse, une caméra sur trépied, une cuillère, une queue de billard et une boule de bowling, un matelas deux places, un fer à repasser, une table, une batte de baseball, un violoncelle, une poêle à frire, une guitare électrique, un souffleur à feuilles, une tronçonneuse, une raquette de tennis, un niveau à bulle, un drapeau, une lame de scie circulaire, un parapluie, un aspirateur, un ventilateur, une hachette, une carabine 22LR, 24 palets de hockey sur glace, une maglite flashlight, une caisse en plastique, une lampe solaire, un monocycle, une luge 3 places, 38 balles de golfs, une canne à pêche, une planche de surf des neiges, une paire de bottes, un club de golf et un boomerang, une masse et une citrouille, un diable, une tapette à mouche, une trappe à homard, un sapin de Noël, une boîte de 5kg de tomates pelées, une réplique miniature de bateau, un sombrero, 6 bouteilles de lait vide, un évier…
Des objets aux fonctions domestiques assez diverses sont ainsi portés sur le menton (outillage, matériel de nettoyage, électroménager, vaisselle, accessoire de sport, instrument de musique, mobilier, aliments…). On peut aussi observer une sorte d’extension de cette pratique prenant la forme d’assemblage de plusieurs objets, de constructions de cannes, de supports de portage.
Ce jeu d’équilibre évoque le mode opératoire du jongleur tout en déplaçant le geste circassien strict et son matériel traditionnel, car pratiqué avec des objets du quotidien, dans l’espace domestique même et généralement enregistré en vidéo de manière amateur sous forme d’auto-filmage. Sa captation et son inscription sur internet le font exister à l’intérieur d’une communauté de gestes qui fonctionne par mimétisme.
Le caractère répétitif et le nombre de ses pratiquants poussent à sonder le rituel gestuel : l’équilibre par le menton permettrait-il aux objets d’accéder à une fonction magique ou constitue-t-il une forme de culte matérialiste? Ou s’agit-il finalement de trouver une fonction à notre menton ?
Le rite dans sa capacité à transcender un geste, un objet et à accéder à une forme de sacré constitue une mise à distance; ”le rituel n’accomplit donc pas des gestes, ne manipule pas des objets comme dans la vie courante [..] Le rituel substitue plutôt les gestes et les choses à leur expression analytique. Les gestes exécutés, les objets manipulés, sont autant de moyens que le rituel s’accorde pour éviter de parler”1. Différant de la communication verbale, les formes du rituel que l’on peut retrouver dans les cérémonies, fêtes, compétitions et spectacles prennent une dimension ambivalente : ”entre sérieux et distraction, quête de sens et passe temps, être soi-même et jouer d’autres rôles, être «là et alors» et en même temps «ici et maintenant», transe et conscience, efficacité et fantaisie”2.
Ce geste protocolaire propose une forme d’exploration systématique des objets de notre quotidien et de leur usage, créant néanmoins des rencontres fortuites, telles celle d’un menton, d’une masse et d’un verre d’eau. La procédure relève alors du burlesque, dans sa capacité à prendre à revers l’usage, à ne plus considérer l’objet qu’à travers son point d’équilibre sur un menton. Le nonsense3 qui pourrait ne pas éclairer la lecture de ce geste est peut être simplement l’occasion d’activer le mécanisme du rire tel que le définit Kostler : “une prise de conscience soudaine et simultanée des «champs opératoires», entre lesquels l’expérience ne suggérait aucune connexion”. Si la signification de cet équilibre sur le menton reste mystérieuse, il incite à l’interrogation nécessairement sans réponse du rituel : ”est-ce du sérieux ? ou est ce du spectacle ? est-ce la réalité ? la fiction ? La réussite du rituel se trouve sans doute dans l’oscillation infinie entre ces questions”4.
Autant de questions qui résonnent fortement au moment de faire une proposition artistique.
1 Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, L’homme nu, 1971, p. 609
2 Albert Piette, Pour une anthropologie comparée des rituels contemporains. Rencontre avec des « batesoniens», Terrain, Numéro 29 (1997) Vivre le temps
3 ”C’est de l’humour qui abandonne toute tentative de justification intellectuelle, et ne se moque pas simplement de l’incongruité de quelque hasard ou farce, comme un sous-produit de la vie réelle, mais l’extrait et l’apprécie pour le plaisir” G.K. Chesterton, Le Paradoxe ambulant, Actes sud, 2004, p.151
4 Albert Piette, Pour une anthropologie comparée des rituels contemporains. Rencontre avec des « batesoniens», Terrain, Numéro 29 (1997) Vivre le temps
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Vernissage Jeudi 23 juin 2016 17:00 → 22:00