Hermine Bourgadier
Call of Duty
Hermine Bourgadier travaille sur la société du divertissement et de la consommation, sur l’ennui et l’oubli de soi, et d’une façon plus générale sur l’idée du bonheur tel qu’il nous est proposé aujourd’hui dans notre société occidentale. L’artiste continue de s’intéresser à son thème fétiche, l’univers des jeux, qu’elle explore depuis quelques années avec, notamment, les turfistes, les combats de coq et les jeux vidéo dont la série intitulée « treet Fighters » qui l’a fait connaître en 2006. Adepte d’une forme d’anthropologie poétique, l’artiste sonde le rapport entre l’espérance individuelle et les formes ritualisées du risque réel ou virtuel. Il faut pour cela des images du monde telles qu’elles s’organisent dans l’esprit de ceux qui croient en leur chance, comme celles présentées ici autour d’un corpus récent d’œuvres photographiques autour du « Cosplay » et d’autre part d’un premier travail vidéo, intitulé Call of Duty.
Le divertissement chez les adolescents est parfois une activité emblématique de cette tranche d’âge qui consiste à se déguiser en son héros préféré lors de conventions de Cosplay (Costume-Player). La qualité des costumes inédits est un point très recherché des cosplayers qui se retrouvent à l’occasion de concours face à un public devant lequel un certain jeu d’acteur est particulièrement apprécié tel Anastasia ou Dragon Ball Z. C’est dans le cadre d’un atelier avec des adolescents au sein d’un collège parisien1, qu’Hermine Bourgadier a proposé aux élèves de choisir un attribut de leur héros favori avec lequel ils ont été chacun photographiés de trois quart en portrait à mi-corps sur un fond marron mat, dans la tradition du portrait hollandais. Le déguisement est donc aussi prétexte pour « viser » les élèves dans leurs tentatives de monstration du super-héros tel Supernany ou Green Lantern2. Ces autoportraits proposent de mettre en exergue l’idée de sortir de soi selon la gestuelle emblématique du héros de leurs choix afin d’être reconnu par leurs pairs par effet de mimétisme dans les personnages sombres et héroïques d’Undertaker3 ou de John Cena4. L’incarnation et la transgression de ces personnages comme Green Lantern ou Undertaker véhiculent des notions de défi des limites du corps et de l’esprit par qui se dévoile une partie d’eux-mêmes qu’ils ne feraient pas dans le cadre de l’institution. Kenny est un personnage de la série télévisée South Park dont la majorité de ses paroles sont étouffées par le capuchon orange qu’il porte en permanence. La caractéristique la plus célèbre de Kenny est de mourir dans presque tous les épisodes des premières saisons, une plaisanterie des scénaristes comme il y en a souvent dans les dessins animés américains.
Dans le même registre que le Cosplay; il existe d’autres formes rituelles pour combattre les effets de l’homogénéisation proclamée de nos sociétés, comme avec celle de la communauté des « Furs » qui ont un attrait particulier pour les animaux possédant des caractéristiques humaines : par l’usage de la parole, le port d’habits, l’utilisation d’un style de vie humain, etc. Ces phénomènes qui associent des personnes autour du principe de la reconnaissance par le groupe n’est pas sans rappeler la nécessité des temps de loisirs dont parle Hannah Arendt :
« La vérité est que nous nous trouvons tous engagés dans le besoin de loisirs et de divertissement sous une forme ou une autre, parce que nous sommes assujettis au grand cycle de la vie, et que c’est pure hypocrisie ou snobisme social que de nier pour nous le pouvoir de divertissement et d’amusement des choses ».
Ces temps hors du travail semblent constituer aujourd’hui un réservoir pour nos sociétés modernes par des activités collectives de forte intensité émotionnelle qui rassemblent autant qu’elles divisent et emplissent l’espace contemporain de signes rituels qui offrent autant de soupapes aux contraintes du rythme quotidien. Elles ouvrent autant de lieux à l’intégration et proposent à nos imaginaires l’échappée de leurs symbolisations pour nombre de gens qui n’ont pas envie d’entrer dans un monde plus adulte. Si nombre de personnes disent avoir besoin de se « vider la tête », certains vont être attachés à leur télécommande, d’autres font du sport, du tir à la carabine ou jouent en ligne durant des heures. C’est justement ce qu’a filmé Hermine Bourgadier, jusqu’à épuisement du joueur, soit 4h24. Si certains chercheurs constatent que nos têtes ont besoin de repos si elles veulent être créatives, tout indique que le multitasking n’est pas bon pour nous et que nous n’y excellons pas. Hors, depuis plus de 30 ans, la culture des jeux vidéo, l’évolution des machines nous renvoie à la notion développée par Zygmud Bauman pour qui les formes sociales contemporaines n’ont pas le temps de se solidifier et ne sont plus des cadres de références, et que donc par conséquent les individus trouvent d’autres façons d’organiser leurs vies, en constant changement de tactique et de stratégie. Ces stratégies peuvent tout autant être observées dans la fiction, comme dans les récits de Mathias Enard, où on se trouve dans un processus où le besoin de consommer des récits vrais ou faux nous rendent insatiables. Il s’opère donc ce qu’on appelle des besoins qui se mettent en place par schématisme de l’habitude qui se déploie en trois moments : sédimentation (la contraction), la cristallisation (la typification) et la potentialisation (la production de croyance). L’assentiment spontané de l’homme envers ses habitudes est le résultat final de la psycho-chimie des habitus chers aux joueurs professionnels comme celui que l’artiste a choisit de documenter le temps d’une partie de Call of Duty.
Cette vidéo propose de nous faire entrer dans l’atmosphère du joueur par la musique qui comme le jeu la machine a donc été laissé dans une logique aléatoire qui trouve sa filiation dans la musique concrète. La musique de la vidéo de la partie du joueur ce soir-là est conçue selon quatre morceaux qui passent en alternance et de façon synchrone, selon quatre parties musicales qui varient entre 11 et 20 minutes. Les différentes sources sonores jouent la plus part du temps en déphasage. En revanche, la musique stoppe le plus souvent quand le joueur fait une pause ou que le jeu se recharge. Le son est acousmatique, on l’entend sans voir la cause qui le produit. Cette dématérialisation de la source sonore, l’abolition de la dépendance à l’événement visible agit ainsi en complète syntonie avec le jeu sans fin. Les références musicales sont très diverses et le premier constat est la volonté des auteurs ne pas s’inscrire dans une caste stylistique. L’influence est autant à chercher vers la techno de Detroit (jeff mills, Drexcya), que vers Eliane Radigue, Raymond Scott, Wu tang clan, Moondog, Reich, la musique indigène amérindienne traditionnelle.
Si en général on parle finalement très peu des joueurs eux-mêmes. Ici, on est très loin du cliché du joueur hystérique avec ses manettes et petites manies, le vrai joueur reste impassible. Il ne montre pas d’indice émotionnel, rien ne le dérange. Si petit à petit un léger relâchement du corps est observé, l’hermétisme est alors à son point d’acmé qui est aussi renforcé par le zoom qui recadre le joueur sans jamais voir les commandes ni l’écran (gigantesque) devant lequel il se trouve. On observe parfois aussi un aveuglement provoqué par les Bombeflash qui comme dans la réalité du terrain des guerres sont des explosions de lumières. Le joueur ne regarde pas la caméra, il est absorbé par l’écran, sa tête est une cible qui s’inscrit entre l’horizontale du canapé et les verticales de l’arrière plan qui laisse comprendre qu’il se passe autre chose derrière lui, comme dans l’image de Lee Friedlander « Salinas, Californie », 1972. On se trouve dans un intérieur psychologique et un extérieur fictif restitué par le déplacement des personnes au-delà de cette vitre opacifiée, comme dans une double fiction. Dans ce dispositif face au spectateur, le regard du joueur ne croise jamais celui qui le regarde (la caméra), on atteint un hors-champs du cadrage/du regard. Comme quand Steve Mc Queen est filmé sur son lit en train de regarder la télévision ou dans la photographie « Movie » de Jeff Wall réalisée en 1978 qui met en évidence cette double-fiction ou encore dans le travail d’Harun Farucki qui déconstruit l’image de l’écran en utilisant les systèmes de pistages des personnes.
Enfin, les joueurs de CoD10 semblent vivre au même niveau les plans d’actions de gain et de perte comme endémique à leur état, comme un besoin de se vider, tout en créant une habitude. Le succès de ce jeu en ligne répond précisément à ce processus vital dont parle Hannah Arendt, où :
« les produits nécessaires au loisir servent à passer le temps, et le temps vide qui est ainsi passé, c’est plutôt le temps de reste, encore biologiquement déterminé dans la nature, qui reste après le travail et le sommeil. Et la vie biologique est toujours, au travail ou au repos, engagée dans la consommation ou dans la réceptivité passive de la distraction, un métabolisme qui se nourrit des choses en les dévorant ».
Hermine Bourgadier
Contemporain
Photographie, vidéo
Artiste française née en 1974.
- Localisation
- Paris, France
- Thèmes
- Adolescence, artificiel, jeux , réalisme, reportage