Pierre Clément
Il y a dans le travail plastique de Pierre Clément des préoccupations qui sont le reflet d’une génération. Celle qui s’est développée à la fin du XXe siècle en même temps que les nouvelles technologies d’information et de communication, et qui a vu la télévision, les médias et d’une manière générale les images envahir le quotidien. Une foule d’images et de textes véhiculée grâce aux progrès de la machine. Des monceaux d’informations de toutes natures diffusées sur le Net, accessibles en un clic : un terrain de jeu parfait pour Pierre Clément. Nourri par ce flux, il réalise des pièces qui interrogent les représentations mentales et sociales générées par la dite « Société de l’information », tout en prenant un malin plaisir à jouer avec les codes, les langages et les outils issus de la technologie.
— Erika Bretton
A propos de l’exposition Effets variables à Omnibus, Tarbes :
Avant d’être une sculpture fabriquée à partir de blocs de polystyrène recouverts de scotch d’emballage, agencés côte à côte et les uns sur les autres, composant un certain volume, Zone interdite — tel est son titre — a pour imaginaire une masse de photographies de saisies de drogues disponible sur internet. Photographies nulles où ne varient que l’agencement des tas et les blasons des polices. Tristes, elles n’exhibent que le « coup de filet ». Une de ces prises est recomposée dans la première salle de la galerie Omnibus, pointant un premier regard vers la sérialité minimale et conceptuelle. Aussitôt suivi d’une deuxième possibilité, le traitement de surface de chaque bloc, le scotch marron, renvoie vers quelque chose de plus pauvre. L’intérêt est dans l’effet mimétique, un camouflage inversé. À partir de ce simulacre le dispositif artistique s’amuse des équations fantasmatiques entre l’art et l’argent. « En être ! » reste le leitmotiv. Pour en être il faut produire les signes de l’appartenance. Le prix est l’un de ces signes, jusqu’à être le seul. Mais quel qu’en soit le montant l’œuvre n’y adhère pas totalement. Il faut une rencontre et un accord. Ce n’est pas sans ironie que l’artiste retrouve ici un geste en résonance avec l’Arte Povera, une époque encore proche où l’art avait la volonté de s’affronter à l’innommable. Mais surtout en refusant d’en être, s’affranchir du jeu de la représentation et de la consommation.
L’interface graphique, seule, représentée par une bande bleue, visualise le travail en cours (clin d’œil probablement désespéré au Bic Cristal qui laisse voir le niveau de l’encre dans son tube). Loading forever, pour toujours, comme une promesse amoureuse, n’est que l’illusion d’un face à face et d’un dialogue. L’action en moins, souligne Baudrillard, « sa magie » (l’interface), est de l’ordre de la communication, les surfaces ne se touchent pas mais l’information passe à l’exemple de l’eau qui bout dans une casserole restant sèche (1). Il reste le choix des modèles. Mais alors c’est la main qui est choisie par la machine pour exécuter le programme. Ce que Bernard Stiegler a analysé sous le concept de « prolétarisation ». Le moment où nous nous faisons confisquer nos savoir-faire. Il n’est pas indifférent que Pierre Clément qui se définit lui-même comme un technophile fabrique une sculpture représentant cette barre de travail. Pour rire devant cette diablerie, au souvenir de l’icône lisse et parfaite, sur laquelle s’hypnotisent encore nos regards, parfois avec colère et l’insulte aux lèvres. À chaque instant il y a un contrepied au monde prédéterminé.
Pierre Clément passe son démon au filtre d’une démarche artistique contemporaine traversant plusieurs médiums. Il cherche à rendre visibles, grâce à des grilles qu’il réalise à mesure, les faux-semblants de la sphère numérique.
Insensiblement l’univers digital a changé nos vies. Hervé Aubron, dans un petit ouvrage publié chez Capricci, Génie de Pixar, relève l’interaction suivante : « Les hommes se machinisent et les machines s’humanisent ». Plotin avait déjà formulé l’équation de cette faculté humaine : nous devenons ce que notre regard contemple. Il s’agissait de l’apprentissage de la sagesse par désintéressement progressif des illusions pour rejoindre quelque chose de plus vaste et de plus vrai. Voilà, dans l’idéal, une belle définition de l’internet. Le « vertige horizontal » évoqué par Borges à propos de la Pampa ne serait plus qu’un mot d’auteur. L’espace est désormais un luxe gelé dans la surface. L’espace de « la toile » un luxe gelé dans les forfaits. Mais cela ne nous dit rien des territoires et des paysages aussi divers que les yeux qui les scrutent, les jambes et les pattes qui les arpentent. Déjà Jakob von Uexküll (2) le démontrait : le bureau où j’écris n’a pas la même réalité pour la mouche qui y vibrionne que pour moi. L’histoire mise en avant par Philippe Descola, dans son cours au collège de France, va dans le même sens ; elle met en lumière un problème de perception d’un même « paysage » par deux individus ne partageant ni la même culture ni la même langue : « on ne voit que ce que l’on a appris à regarder ». L’installation d’abord nommée Les hautes herbes puis Hectares laisse deviner une divergence similaire. En choisissant Hectares, l’artiste privilégie une lecture matérielle, concrète, désubjectivisée. Mais notre regard de spectateur à la recherche d’un sens, d’une analogie, voire d’un rêve, voit le champ et les hautes herbes à travers l’installation des mètres enrouleurs, et s’il ne le voit pas il le déduira du titre comme une image perdue à retrouver. Ainsi font les artistes, ils construisent des ponts pour nous inviter à appréhender la porosité des mondes.
L’argent s’invite partout. C’est un constat. Mais qui est dupe ? Et la loyauté ? Disparue ? Le culturel, chose devenue informe, très éloignée de son idéal initial de partage, absorbe tout dans une langue ralliée au triple étendard des médias de la nouveauté et de l’argent. La honte décomplexée roule des mécaniques.
Chaque jour tout est plus réel. Chaque jour notre aventure sensorielle semble se restreindre à un recyclage. L’artiste doit créer son propre monde. Il doit le gagner en desserrant inlassablement les mâchoires du piège qui le tient, lui comme nous et lui avec nous. Le logo, celui du jeu Tropico, est devenu une sculpture et peut-être un monument, parce qu’il y est question de la mémoire et d’une époque. La reconstitution du palmier en caissons de bois aggloméré, découpé en angles droits selon le grossissement des pixels, renversé comme la statue de la liberté à la fin de La planète des singes, concentre en lui une présence sortie d’un songe. De ce qui fut le signe d’un jeu de réalité virtuelle, l’artiste fait une œuvre qui évoque le passé aussi bien que l’avenir probablement entièrement contenu dans cette même réalité virtuelle.
Ceux qui voyagent en zigzag ressentent bien l’énergie qui est partout, dans les écoles, dans les ateliers, dans les associations. Mais elle est très peu visible dans les circuits officiels. Les tempéraments qui se révèlent dans ces circuits labélisés, s’ils survivent à leurs premières expositions et s’infiltrent peu ou prou, n’arrivent pas pour autant à en tirer des revenus décents. Ces foyers d’énergies sont fragiles. Cela pose la question de la nature de l’activité artistique, de ce que nous appelons un artiste, une œuvre d’art, un spectateur. Cela pose la question de la fonction des espaces, des réseaux, qui se chargent de ces activités. Cela pose la question des besoins en esthétique et de la curiosité de chacun.
Les endroits de rêves à la source des photographies intitulées Mes paysages n’ont jamais existé. De retouche en retouche, pixel après pixel, l’image offerte au fond d’écran est de nulle part et de partout. Baudrillard parle aussi de l’hyperréalisme des lieux et des cadres de vie fabriqués sur de tels modèles. Ce monde plein est-il comparable à celui qui s’imposait aux premiers hommes avant même qu’ils puissent commencer à le comprendre ? Il a fallu l’invention de l’art en griffant des pierres pour que l’homme imagine petit à petit son propre destin. En déplaçant des lignes de pixels sur l’image, Pierre Clément n’a t-il pas ce même souci, au-delà de la fascination, de libérer à nouveau l’illusion.
Jean-François DumontJ’aime ce moment, la fin d’un montage. Les œuvres s’érigent au milieu des outils dispersés sur le sol, des échelles abandon- nées, les fils électriques pendent, des emballages flasques et poussiéreux traînent comme des vieux vêtements dans le désordre d’une chambre. Les yeux sont cernés, on y croit. La galerie est fatiguée, détendue, bien baisée. Là, j’écoute la respiration silencieuse des œuvres, au souvenir d’une remarque faite par le héros du film de Cronenberg, The Fly : les ordinateurs ne comprennent pas la chair.
1 Jean Baudrillard, Le crime parfait, Galilée.
2 Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Pockett.
Pierre Clément
Contemporary