Donna Gottschalk — Ce qui fait une vie
Exposition
Donna Gottschalk
Ce qui fait une vie
Passé : 6 avril → 20 mai 2023
Donna Gottschalk La galerie Marcelle Alix présente la première exposition en Europe de la photographe Donna Gottschalk (1949) qui documenta, en parallèle de son activité militante dans les années 1970, la vie quotidienne de membres de communautés en marge et en constant danger, principalement des femmes lesbiennes mais aussi trans, sans-abri, dépendants aux drogues ou victimes de violences.En 2019, nous invitions la photographe américaine et militante féministe lesbienne Donna Gottschalk à rejoindre les artistes associé·e·s à l’exposition “de l’amitié” afin de célébrer, au sein de Marcelle Alix, la place donnée à nos imaginaires communs et prolonger un discours amoureux chargé d’accompagner des formes créées pour et avec les autres. Avec le soutien de l’écrivaine et théoricienne Hélène Giannecchini, dont la recherche en cours porte sur les archives et les mémoires queer, notre plus grand désir est de raconter ce qui fait la vie de Donna et celle de ses proches, présent·e·s dans nos espaces à travers un grand ensemble de photographies que l’artiste nous a confiées, en partant de ce lien cultivé à distance depuis quatre ans et de celui très fort qu’Hélène a fait naître en visitant dans un Vermont enneigé celle qui a contribué dans les années 1970 à transformer notre compréhension des identités, du soi et de la communauté, de sa fragilité et de sa force, en photographiant des vies singulières ou ce qui ressemble à une promesse d’unité.
CB : Alors que nous recevions en 2019 une sélection de cinq photographies de Donna Gottschalk pour “de l’amitié”, nous étions conscientes que les images de cette précieuse archive des années 1970 nous permettaient de matérialiser des liens rhizomatiques et non conventionnels au cœur de notre projet d’exposition. Grâce au travail de Donna les choses étaient claires: personne ne peut ignorer ce qui est donné avec chaleur et compréhension. Ses photographies donnent libre cours à une contemplation sentimentale en direction de l’altérité. Cette douceur est le résultat d’une relation de confiance, d’une intimité que l’appareil en tant qu’outil politique prend en charge. Ce que je savais, c’est que j’étais face à des personnes désireuses de vivre une vie pacifiée et les voir ainsi confiantes devant l’objectif, c’est percevoir le meilleur côté de la vie, lorsque les heures coulent doucement et que l’on peut se reposer sur ce que l’on a accompli pour soi et pour les autres : une lutte commune, une sieste collective, un geste tendre après une journée de mobilisation. Donna a ce don pour saisir l’égalité et la différence en même temps. Et même si le pouvoir de la domination et le rejet ne sont jamais loin, les disparitions aussi, les guerrier·ère·s de Donna sont puissant·e·s et inoubliables. Ce sont des personnes qui ont porté tant de questions avant nous face à un ensemble instable de significations sociales. Il y a tant de désirs toujours intacts, de renversements possibles.
HG : Donna Gottschalk a vingt ans au moment des émeutes de Stonewall en 1969 et c’est justement dans ces années que son travail photographique prend de l’ampleur. Sa démarche est profondément liée à l’émergence des mouvements de lutte pour les droits des personnes lesbiennes, trans et gay dont elle fait partie intégrante : elle milite avec le Gay Liberation Front, organise des actions avec des groupes de lesbiennes radicales comme les Lavender Menace, rencontre des activistes, accueille dans son studio new yorkais des amies, des connaissances, celles qui ont besoin d’un endroit après avoir fui leurs familles et leurs villes. Le travail de Donna Gottschalk parle d’amitié et de solidarité, des liens que l’on invente pour se protéger et pour être libre. L’une des choses les plus frappantes de son œuvre est la manière dont elle se déploie dans le temps. Donna a photographié les mêmes personnes pendant plusieurs mois, parfois même pendant des années, voire des décennies. Sa sœur Myla a douze ans sur le premier portrait, un peu plus cinquante sur le dernier, alors que Donna la photographie à l’hôpital, quelques mois avant sa mort. Ce travail photographique révèle ainsi des trajectoires et ce faisant montre ce que la société fait aux corps jugés hors norme. Il y a, comme le dit Cécilia, la douceur de son regard, son amour pour celleux qu’elle photographie, des moments de fierté, des couples qui s’aiment, des corps puissants, de la tendresse, mais ses images découvrent aussi la violence de ces vies, la difficulté d’être une butch dans un monde d’hommes, la solitude de certaines femmes, les problèmes de drogue, les tabassages homophobes. Ces clichés évoquent le roman Stone Butch Blues de Leslie Feinberg, on y retrouve la même force et la même dureté. Ces portraits résonnent aussi avec les réflexions de Dorothy Allison, ils nous invitent à penser ensemble les questions de classe, de sexualité et de genre. Dans Peau Dorothy Allison écrit « Afin de résister à la destruction, la haine de soi ou le désespoir à la vie, nous devons nous débarrasser de la condition de méprisé·e, de la peur de devenir le ils dont ils parlent avec tant de dédain, refuser les mythes mensongers et les morales faciles, et nous voir nous-même comme des êtres humain — avec nos défauts — et extraordinaires. Nous tou·te·s extraordinaires. » Les images de Donna Gottschalk font partie de ces « remèdes à la destruction ». Elle a documenté des vies avec la volonté de montrer leur beauté et de les sauver de l’oubli pour que leurs noms continuent d’être prononcés : Donna, Myla, Marlene, Chris, Joan, Vincent, Mary, Sue. Elleux toustes, extraordinaires.
IA : tu as raison Hélène, le travail photographique de Donna est un monument à ces existences qui doivent faire partie de l’histoire commune. C’est ainsi qu’était conçue la belle exposition du Leslie-Lohman Museum (29.08.2018-17.03.2019) où j’ai vu les photographies pour la première fois. Si elles témoignent de leur époque, elles racontent la marginalisation en continue, jusqu’à aujourd’hui, des vies qui ne sont pas solubles dans l’individualisme, la straightness, la course au progrès, la gentrification, la normalisation des corps et le désir de possession qui annihile tout autre désir.
Les expériences collectives dont les photographies témoignent sont probablement ce qui me touche le plus, en tant que féministe : photographies de moments post-manifestations si doux, portraits de familles choisies, figuration de liens d’amitié qui tendent de véritables filets de sécurité face à la fragilité de l’existence. Comme pour Leslie Feinberg que tu cites, la radicalité liée à sa conscience de classe, la matérialité même de son existence, ont laissé Donna Gottschalk en-dehors des circuits consacrés: il est temps de réparer l’ignorance dont sont travail a fait l’objet pendant si longtemps et de lui donner la place à laquelle elle a droit dans ce que l’histoire de la photographie a identifié comme la grande tradition humaniste états-unienne.
Hélène Giannecchini est écrivaine et théoricienne. Docteure en littérature, spécialiste des rapports entre texte et image, elle enseigne la théorie de l’art et la création littéraire en école d’art. Elle a publié aux éditions du Seuil Une Image peut-être vraie en 2014 et Voir de ses propres yeux en 2020. Depuis 2021 elle mène une recherche sur les archives et les mémoires queer, notamment dans le cadre d’une résidence au Centre national de la Danse de Pantin. De 2021 à 2022 elle est lauréate de la Villa Albertine avec le danseur et chorégraphe François Chaignaud et le compositeur Sasha J. Blondeau pour écrire le livret de la pièce Cortège jouée à la Philharmonie en juin 2023.
Remerciements : Donna Gottschalk, Hélène Giannecchini, Chloé Poulain, Laure Leprince, Lig (Lesbiennes d’Intérêt Général), Sasha J. Blondeau, Felixe Kazi-Tani, Josselin Vidalenc, Romain Grateau.