Donna Gottschalk
La galerie Marcelle Alix met à l’honneur du 6 avril au 20 mai le travail de la photographe Donna Gottschalk (née en 1949) dans une exposition exceptionnelle, sa première en Europe. Emotion, empathie et beauté absolue empreints d’une redéfinition de ce que peut constituer un activisme absolu font de ce corpus un trésor à redécouvrir.
L’artiste documenta en effet, en parallèle de son activité militante dans les années 1970, la vie quotidienne de membres de communautés en marge et en constant danger, principalement des femmes lesbiennes mais aussi trans, sans-abri, dépendants aux drogues ou victimes de violences. D’abord destinées à enrichir ses propres souvenirs, ses photographies en noir et blanc offrent un regard somptueusement affectif mais pas moins lucide sur la condition de ces individus mis en marge dans une Amérique dont les rêves restent en trompe-l’œil pour nombre de ses habitants. Depuis sa retraite dans une ferme du Vermont, cette membre historique du Gay Liberation Front, étudiante en arts à la Cooper Union et icone de l’activisme lesbien (elle fut photographiée lors de la première marche des fiertés à New York tenant une pancarte légendaire : « I am your worst nightmare, I am your best Fantasy ») observe la réémergence de son travail depuis sa récente rétrospective au Leslie-Lohman Museum of Gay and Lesbian Art de New York en 2018 avec une joie sereine.
En 2019, la galerie Marcelle Alix invitait l’artiste à participer à son exposition de l’amitié et commençait de tisser, en collaboration avec l’écrivaine Hélène Giannecchini, une relation qui lui permet aujourd’hui de montrer un ensemble choisi de ses photographies.
Avec une volonté constante de se tenir à la marge de la mise en scène et privilégiant la véritable authenticité du portrait, Donna Gottschalk a fabriqué l’un des plus beaux hommages aux existences de ses proches et un message aussi limpide ; face à l’adversité, face à la violence et dans la difficulté, « la communauté lesbienne avait besoin de voir que nous n’étions pas toutes malheureuses ; on pouvait se développer. » 1 Sans conservatisme, sans aigreur et avec une lucidité pleine d’empathie, la photographe dédie alors son objectif à ces vies qui n’ont de parallèle que les frontières de regards qui les occultent.
En plus d’être salvatrice, la mise en avant de son œuvre injustement méconnu témoigne d’une force plastique magnétique d’une photographie où les contrastes subjuguent dans des cadres aussi intimes que dans des scènes du quotidien. Ici, les flous et les nets valsent avec une évidence qui paraît toujours épouser au mieux la force intérieure de ses modèles, déposant sur les visages endormis ou défiant l’objectif un trouble qui ouvre l’horizon d’une vie jamais figée. Les moments de calme, de plaisir et de souffrance s’égrènent avec une même attention aux visages, aux regards qui trahissent une belle confiance en la photographe. Pleines de toutes les complexités qui parcourent le quotidien d’individus qui portent par leur seule existence, le poids de l’engagement, ses images alternent les tonalités et déclinent les sentiments pour affirmer l’impossibilité de fixer l’existence dans l’essence. Une gageure pour ce corpus photographique qui, à l’image de sa forme, revit aujourd’hui avec une renommée nouvelle et porte, dans son humilité et sa discrétion, de nouvelles questions au jour.
Profondément attachée à la justesse du portrait, dépouillée de toute velléité commerciale ou communicationnelle, sa pratique empathique trouve ainsi une reconnaissance aussi belle que méritée. Car c’est précisément dans les marges que se meut son travail, mêlant au naturalisme traditionnel un fonds social dont l’intensité politique se mesure à la proximité intense de son sujet. Admirative notamment des œuvres de Diane Arbus, Irving Penn ou August Sander, la photographe intègre une dimension temporelle majeure dans son travail, se saisissant du temps pour faire évoluer la relation intime qui la lie à ses sujets, on y voit les modèles se transformer à ses côtés, ses proches (et notamment sa sœur qu’elle photographiera toute sa vie) comme ceux à qui elle venait en aide et accueillait dans les années 1970-1980.
Au-delà des postures, au-delà des symboles, c’est dans la durée même de l’intimité, dans la continuité de l’existence par-delà les souffrances, les exclusions et la mise au ban d’une société qui refuse de les voir que Donna Gottschalk dévoile la réalité d’êtres humains qui, comme tous les autres, vivent et marquent de leur empreinte l’esprit et la vie de ceux qui les croisent, évoluant de manière singulière dans une société marquée par la violence qu’elle exerce à leur encontre. Elle-même aura un parcours sinueux et riche, délaissant la photographie au tournant des années 1980 qui la verront tour à tour membre active du Gay Liberation Movement, chauffeuse de taxi, directrice d’une entreprise de tirage photographique, puis aide-soignante.
C’est ainsi une véritable authenticité, au sens étymologique de « vertu par laquelle l’individu exprime avec sincérité et engagement ce qu’il est profondément » qui traverse son œuvre. Gottschalk a fait de ses modèles le miroir d’une vie qu’elle a elle-même éloignée d’un activisme démonstratif (sans le renier pour autant) vers une mise en acte de la vie, une perpétuation de cette vie-même dans les marges, documentant et actualisant elle-même, cette intensité du quotidien qui infuse, en marge des attendus et des normes, toutes les existences.
Un catalogue de souvenirs à usage personnel qui réussit le tour de force de constituer le condensé d’épisodes d’une histoire de l’émotion que chacun peut s’approprier.
1 « The lesbian community needed to see (that) we’re not all miserable; you can thrive. », propos recueillis par Allyssia Alleyne, CNN.