
Les rois morts — Galerie Suzanne Tarasieve
À la galerie Suzanne Tarasieve, un étrange spectacle prend forme sous les inventions de trois artistes Charly Bechaimont, Rudy Dumas et Romuald Jandolo qui nous mènent de la féérie à la casse. Dans une scénographie intelligente et un texte qui ne l’est pas moins (les deux sont signés Elora Weill-Engerer), les stéréotypes et signes propres à la culture des gens dits du voyage s’entremêlent en un carrousel virevoltant qui fait scintiller brut et brutalité, qui entremêle croyance et contradictions, liberté et enfermement.
Ces enfants des marges de la ville, rompus aux clichés qui accompagnent leur culture les sèment dans un vocabulaire plastique qui installe une étrange pesanteur à l’ensemble, une gravité qui n’a pourtant rien d’un plaidoyer misérabiliste. Au contraire, le confinement, l’abrupt participent, d’œuvres qui, toutes trois, affirment avec force leur indépendance, épandent leur sentimentalité par une singularité qui les rend comme autonomes ; ancrées dans le signe, elles ne s’y réduisent jamais.
Ainsi le parcours de l’exposition suit cette progression, de la fantasque foire de Romuald Jandolo où les ors se greffent au décorum d’arrière-salle, où le dessin gravé nerveusement s’affiche en motif ornemental dans un délire de désir aussi ambigu que généreux. Contondance et sensualité s’emmêlent en une valse réjouissante qui joue à être vue comme à se regarder.
À l’autre extrémité, le corps nu de Charly Bechaimont s’expose à des matières, des fluides que l’âpreté et la toxicité mettent à l’épreuve. Expérience physique de la marge, il fait cohabiter l’organique aux rebuts de machines, aux produits de synthèse qui dessinent un paysage mécanique où l’humanité subit plus qu’elle ne vit. Suspendues à des potences de sacs de boxe, cinq carcasses de capots de voiture exposent les boursouflures dont on imagine l’origine, revanche manifeste d’une accumulation de frustration déversée sur ce qui peut, dans le fracas de son éclatement, l’endurer et peut-être la conjurer. De Francis Bacon à Rocky, de Christine aux suspensions animales de Berlinde de Bruyckere, cette superbe pièce creuse en silence la logique du choc qui unit l’organique et le mécanique, rappelant, derrière le spectaculaire de leur confrontation, l’inséparabilité essentielle, bras, corps, mouvement, chaine et métal se nourrissant des gestes et de la matière de l’autre.
Tel un centre magnétique entre ces deux pôles, l’œuvre de Rudy Dumas tient en équilibre aux confins du réel et embrasse une voie plus narrative et allégorique en combinant des éléments épars, de la figurine pour enfants à la lumière de chantier, du plâtre à l’agrafe, pour inventer des pièces mêlant extérieur et intérieur. Le clou se fait dent, l’agrafe écrit sur les murs les divagations d’un imaginaire, le tube lumineux dessine un grand huit impossible. L’intimité du rêve s’abime dans la rugosité d’objets voués à subir les aléas du monde.
Charriant les imaginaires, de la réduction exotique aux fantasmes menaçant d’une humanité à la marge dont la singularité (et la diversité) aura bien souvent nourri les fantasmes d’une identité unie derrière une menace commune, les trois artistes déjouent avec une superbe intensité l’illusion d’une altérité essentielle et conjuguent à leurs démarches propres la multiplicité des histoires et des mythologies.
L’exposition avance sa dialectique de la confrontation en dépassant de fait, toute velléité communautariste et en prouvant, en acte, que chaque œuvre, chaque création participe à la reconstruction d’un soi qu’aucun roi ou aucune société ne peut prétendre réduire à un sujet.
Les rois morts, Charly Bechaimont, Rudy Dumas et Romuald Jandolo, galerie Suzanne Tarasieve, 05 juillet — 02 août 2025