Berlinde De Bruyckere — Galleria Continua
La Galleria Continua du Marais présente une superbe exposition de Berlinde De Bruyckere dont on n’avait vu de présentation personnelle à Paris depuis des années. Un projet exceptionnel qui met à l’honneur cet œuvre d’une viscérale beauté où l’organique, le minéral et le végétal entrent dans une danse macabre, pleine d’une sensualité duale, entre pulsion désirante et angoisse.
Dans cet abîme des contraires, cette artiste majeure qui a su inventer un vocabulaire esthétique inédit et cohérent décline une variation du besoin, qui donne son titre à l’exposition, alliant pulsion et désir, formalisation et éruption. Autour d’une pièce monumentale, une jument fantôme reprenant la forme incidemment phallique d’un outil vétérinaire destiné à récupérer la semence de chevaux des petits formats inspirés des « jardins clos » ces fabrications flamandes invraisemblables du XVIe siècle reprenant, au sein de tableaux-sculptures, des épisodes bibliques. Sexualité biologique et idéalisation de l’abstinence se toisent en un ensemble dont l’artiste semble dérouler le fil, offrant par la matière une formalisation de leur gémellité.
Dans les plis et replis de la matière se devinent des histoires qui, elles, dépouillées de leurs figures humaines et autres symboles lisibles (fleurs, arbres), explorent la matière même de nos projections. Figées dans leur déliquescence, ces coffrets exhibent autant de béances, autant de zones de dangers et d’attraction que leurs inspirations, reflétant par leurs excroissances l’impossibilité originelle de les contenir véritablement. En miroir, les cloches de l’artiste emprisonnent, elles, des organismes tout aussi saisissants, usant de la polysémie de son matériau, le verre, pour perturber les sens et l’imaginaire. Là, les sentiments se perdent dans un délire mêlant l’effroi et la pulsion de savoir, le besoin de sentir. Mais le mystère se dédouble ; la multitude de références à la peinture classique, l’omniprésence de l’imagerie biblique nous entraîne vers le leurre ; s’il s’agissait des reliques d’autres organismes qui nous auraient précédés, lambeaux de géants perdus dans les confins d’un oubli mythologique. Mais rien n’est à révérer ici, tout est à observer sous une infinité d’angles.
Dans une infinité de variations, à l’image de la dernière série qui donne son nom à l’exposition Need. Poursuivant cette hybridation des sens et pareille à une implosion du désir, elle intègre derrière des vitrines des mouvements de matière renversants, inspirés eux d’un renversement plus mélodramatique, celui de Saint-Benoît se jetant dans les ronces pour tenter, pense-t-il, de purifier son âme.
En dépouillant son interprétation de toute figure humaine, Berlinde De Bruyckere opère sur un plan presque expérimentale la documentation du choc entre matière contondantes et chair, rejouant techniquement la déchirure de la chair pour en exhumer la charge conceptuelle qui en était attendue. Comment l’âme humaine parvient-elle en effet à articuler par le corps, par sa mise à l’épreuve, la persévérance de son désir. Transmué en une contraction morale, le besoin affectif se tourne ainsi vers un autre objet, l’adoration d’un dieu qui n’est pas moins symptôme d’une passion dévorant les corps jusqu’à l’os.
Comme une focale maximisante, la collusion des matériaux derrière la vitrine remet en scène l’instant de la destruction, du passage de l’équilibre à l’insane, du désir au besoin. Les éléments se colonisent pour mieux refléter le vertige des émotions humaines, leurs contradictions autant que leur étendue, l’extrémité allant jusqu’à la mise en risque de sa propre vie. Synthèse subtile et riche de sa sobriété, cette série offre un reflet brillant de l’œuvre organique de l’artiste et diffuse sa force insolente, brûlante de sensualité et de mort. Car in fine, l’art de Berlinde De Bruyckere ne se vit jamais mieux que dans sa brutale frontalité.
La stratégie du choc, l’attraction et l’équilibre d’une esthétique de la chair renvoient immanquablement à l’intimité de chacun, tend un miroir mystérieux à notre intériorité, déployant à la vue de tous ces viscères, ces os qui donnent leur impulsion à nos sentiments.
Berlinde De Bruyckere, Need, du 10.10.2025 au 30.12.2025, Galleria Continua, 87, rue du Temple, 75003 Paris — Du mardi au samedi de 11h à 19h