Melvin Edwards — Palais de Tokyo
Le Palais de Tokyo joue la carte de la sobriété et de l’intelligence des formes avec une exposition exceptionnelle et parfaitement maîtrisée de l’œuvre sculptée de Melvin Edwards, qui lui redonne toute sa place, pour le public français, dans l’histoire de la sculpture et l’installe dans une continuité spirituelle riche et inspirante oscillant entre universalité de l’expression et particularisme de l’expression.
Venu à son geste caractéristique de soudure dans les années 1950 par le hasard d’une rencontre mais déjà familiarisé avec la sculpture et le dessin par ses études, Edwards traverse la seconde moitié du XXe siècle aux côtés des œuvres d’une avant-garde radicale (Julio Gonzalez, Jean Tinguely, Anthony Caro, Alexander Calder) qui le nourrit et l’inspire. Un compagnonnage plus qu’un héritage formel pour cet artiste dont les influences et les inflexions, souligne François Piron, co-commissaire de l’exposition, se comprennent surtout à travers ses amitiés avec les peintres Frank Bowling, Jack Whitten et Souleimane Keita, le sculpteur Richard Hunt, autant qu’avec la poétesse Jayne Cortez.
De fait, il instille dès ses premières œuvres une dimension politique qui reflète l’actualité d’alors, la violence constante et l’oppression des Afro-Américains à travers le pays. Les lynchages systématiques donnent ainsi le titre générique d’œuvres, les Lynch Fragments, qui naissent chacun d’un épisode dramatique de cette réalité étouffante qui se reflétait alors chaque jour dans la presse. Placée à hauteur de regard, chaque pièce de la série nous fait face et nous projette, selon l’artiste, « comme face à un visage ».
Asphyxiante et terrible, cette dimension n’épuise pourtant pas la force de vie de cette pratique qui échappe à toute réduction. À son image donc, l’exposition souffle l’intensité d’une création parcourue des lignes d’un temps devenu contondant où les angles aigus et motifs barbelés contredisent la plasticité et la légèreté de son déploiement. Tantôt enlevées, tantôt pesantes, les formes altèrent la perception et maintiennent une tension perpétuelle, révélant derrière leur abstraction en trompe-l’œil une mise en jeu de notre confiance en la forme.
Entre séduction et impact, une ligne continue, agile et accueillante pour tous les regards, érudits ou non, à son bord, flirte avec les expérimentations conceptuelles sans s’abîmer dans la réduction formelle. Soucieux donc d’investir ses sentiments, l’histoire et le monde dans ses assemblages, Edwards soude entre elles des matières et des formes que rien n’unit pour monter des constructions aussi vives, aussi percutantes que les rencontres dont elles sont issues.
Plastiquement, le monumentalisme semble ici comme contenu dans des dimensions presque domestiques, et le jeu sur les vides et les associations simples marque une forme d’expression plus essentielle, plus urgente que la course au gigantisme de quelques-uns de ses contemporains. Dans un étrange et parfois entêtant symbolisme, les pièces de Melvin Edwards tissent des ponts entre les idées-forces et les pensées vibrantes de figures qu’il rejoue en matière, à sa manière. En cela, son art se démarque heureusement par une forme d’humilité malgré son ambition assumée de faire de chaque pièce une assertion de forme possible.
L’idée, loin de s’ériger en une forme de quête d’absolu, s’intègre à l’ensemble et participe pleinement à l’efficacité de cette présentation au Palais de Tokyo ; chaque pièce prolonge un dialogue intérieur et s’inscrit dans une démarche horizontale de mise en connexion des consciences du monde, avec des points de force historiques mais sans domination hiérarchique, de la matière comme de l’histoire.
Reflet émouvant d’un art qui, aux dires mêmes d’Edwards, s’est toujours évertué à inventer son propre moteur d’inspiration et qui inspire à son tour la nouvelle génération, précise Amandine Nana, co-commissaire de l’exposition, à travers des figures telles que Char Jeré, Tiona Nekkia McClodden ou Cameron Rowland. Un art enfin, qui conserve sa part de mystère et qui tisse, par le secret de connexions intimes à l’image de la résonance entre la fleur nommée « oiseau de paradis » de son enfance et Charlie Parker, qu’il admire, surnommé Bird et auteur lui-même du morceau Bird of Paradise, une constellation de lectures possibles que reflète ce parcours définitivement bien plus aérien que ses masses d’acier ne l’annoncent.
Un secret, surtout, qui dit beaucoup de la dynamique singulière entre l’inertie de la matière et la fugacité de réalités qui l’ont modelée, entre la coercition de la chaîne et la liberté absolue de l’hommage à ceux qui parviennent à les fondre.
Melvin Edwards, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président Wilson, 75016, Paris — Du 22/10/2025 au 15/02/2026