joie — Majd Abdel Hamid, Diane Cescutti, Hessie, Teresa Lanceta, Liz Magor, Ernesto Sartori, Mira Schor, Suzanne Silver
Exposition
joie
Majd Abdel Hamid, Diane Cescutti, Hessie, Teresa Lanceta, Liz Magor, Ernesto Sartori, Mira Schor, Suzanne Silver
Passé : 5 septembre → 5 octobre 2024
« Je me souviens quand les femmes portaient des jabots sur leurs blouses. Parfois, ces jabots étaient assez travaillés et ils étaient retirés des blouses quand elles partaient au lavage. Alors on tombait sur des jabots abandonnés dans des tiroirs ou suspendus sur un rangement à ceintures comme des petites créatures qui hibernaient quand elles n’avaient rien à quoi être attachées. »
Pati Hill, Letters to Jill — A catalogue and some notes on copying, Mousse Publishing, Kunstverein München, 2020
CB : Nous nous sommes penchées sur un titre, puis un autre et enfin ce troisième arrêté sur un seul mot en minuscule, « joie ». Voyons-le telle une invitation à jouir d’œuvres dont la matérialité raconte une vie passée à « sauver » des heures pour soi, à calmement produire de la différence et contredire une Histoire qui n’a jamais fait en sorte que chaque personne compte. Cette exposition collective a aussi bénéficié des bienfaits de celle d’Ernesto Sartori qui s’est déroulée à la galerie de mai à juillet dernier. C’est précisément dans ce contexte qu’un ami a conceptualisé, au contact des peintures et installations de l’artiste, la joie qui pour lui traverse l’ensemble de notre programme. Alors que l’année a été si éprouvante en raison de positions politiques extrêmes et qu’elle se conclut par une immense fatigue partagée, l’excitation est toujours là, le plaisir visuel aussi. Sentir les effets positifs des œuvres que nous montrons et la manière amoureuse dont les artistes travaillent sont la promesse de ne jamais en rester là et de s’apporter une sorte de respiration. Les œuvres que nous avons choisies pour cette exposition, avec l’aide d’autres galeries et celle des artistes, s’accordent avec l’animisme touchant de l’artiste et écrivaine américaine Pati Hill citée en introduction. Le vêtement est, dans une autre lettre, associé à la mue de l’insecte, soit l’indice matériel du déploiement de soi. Je ne peux m’empêcher de voir les œuvres de l’exposition comme des formes qui identifient le préjudice qu’il y a à ne pas faire valoir ce qui nous éveille et nous change au quotidien. Ici, le matériau tel un semblable, s’ajoute à l’attention et aux soins que nous prodiguons à nos proches et à nous-mêmes. Notre sensibilité à la matière vient de la maison, là où nous sommes censé·e·s avoir un lieu concret auquel nous relier pour exercer notre sensibilité. Les artistes sont celleux qui ne perdent jamais de vue la démultiplication de cette connexion et l’associent à la persévérance tournée vers des objectifs non préétablis.
Une odeur de savon imprègne les œuvres textiles de Majd Abdel Hamid, Hessie quant à elle aura laissé dans ses compositions ses fines aiguilles à coudre aujourd’hui rouillées. Teresa Lanceta, dont j’ai découvert le travail grâce aux recherches sur l’art textile d’une personne importante dans ma vie personnelle1, valorise la communauté librement rencontrée des tisserandes du Moyen Atlas, avec cette façon d’être totalement dans le présent, duite après duite2, pour penser : familiarité, langage, enracinement, identité. Toutes les œuvres de cet accrochage peuvent se passer de l’histoire des expositions et des espaces jugés « appropriés » mais aussi dédiés à leur permanence. Elles naissent dans les espaces où elles sont produites (un moulin humide pour Hessie), à l’intérieur de codes culturels et de codes de classe et de race profondément ancrés. Elles sont fragiles et robustes, voyagent roulées comme des peintures libres ou des « sculptures plates ». Suzanne Silver se sert de feuilles d’aluminium pour jouer avec la lumière et fabriquer tout un environnement d’objets qui se rêvent miniaturisés, aussi visibles et vulnérables qu’une marelle dessinée sur le trottoir. Des formes entre la lutte et l’enchantement pour rencontrer durablement le monde extérieur.
Pour l’exposition, nous avons privilégié de petites peintures et dessins de Mira Schor dont les qualités font penser au caractère plus irréversible du tissage ou de la broderie. Mira Schor dédouble son trait, tandis qu’Ernesto Sartori donne un revers à ses peintures. Ce sont pour la plupart des œuvres modestes et entêtées à faire ressortir une humanité indestructible soutenue par la grande tolérance de la matière. Une matière du côté des formes souples, malléables et subtilement colorées. Chaque œuvre est une possibilité de réexamen d’une Histoire commune, aussi parce que le bien-être importe vraiment. Liz Magor mobilise un esprit expérimental soutenu par une grande confiance en la matière qu’elle transforme en levier d’action pour partager sa finesse d’observation et de compréhension de l’âme humaine. L’ensemble des œuvres sont, pour Diane Cescutti également, des trames qui constituent un terrain d’expérience, un héritage, mais également un usage qui nous responsabilisent et pourraient se révéler utiles dans nos rôles de citoyen·nes, d’allié·e·s et d’ami·e·s.
IA : Empruntant à un photogramme de l’artiste Suzanne Silver, nous avons un temps utilisé l’expression « rien nier » comme titre de travail avant d’adopter « joie ». Dans un moment politique national et international où beaucoup de choses semblent s’évaporer (des résultats électoraux aux déclarations racistes, vite balayées sous le tapis), ne « rien nier », c’était une façon de prendre acte de la nécessité d’assumer une position historicisée, qui embrasse le monde — et l’art — dans sa profondeur historique.
Loin d’une approche formaliste, se pencher sur la matérialité des œuvres c’est aussi en faire une histoire politique. Si la naissance de l’art conceptuel est liée à l’engagement des artistes contre les guerres impérialistes en Amérique du Nord et en opposition aux régimes dictatoriaux d’Amérique du Sud, les implications politiques d’un travail sur la matière apparaissent de façon moins évidente dans l’histoire de l’art.
Le travail laborieux de l’art, apparenté aux tâches dévolues aux femmes et plus généralement aux subalternes (broderie, tissage, couture, travail d’ornementation), est souvent présenté comme non-historique, lié à des savoirs ancestraux. Les artistes que nous présentons ici sont radicalement du côté du faire, et iels en font un projet de vie, une source de joie.
Hessie a développé son « art de la survie » (« survival art ») dans les années 70 autour de broderies minimalistes sur coton qui rappellent aux spectateurices leur facture par la présence fréquente d’une aiguille piquée dans le tissu, signature de l’artiste et du travail effectué. « La survie est inscrite dans le quotidien et sort de l’égout » écrit celle qui s’est très peu exprimée au sujet de son travail, érigeant la matérialité comme étendard politique tout en imprimant son travail sur tissu et sur papier de légèreté et d’humour.
Les moulages de Liz Magor, résultats de différentes expériences avec le silicone ou la résine qu’elle nomme “gypse polymérisé”, procèdent de gestes dans l’atelier qui rappellent la confection culinaire. Sur des couvertures en laine chinées, emprisonnées dans des moulages en silicone de housses de rangement, elle coud des étiquettes empruntées à d’autres, accentuant par les éléments textuels la nature culturelle des textiles utilisés pour la protection des corps. Ce travail que nous connaissons si bien a initié notre réflexion sur l’art du point de vue de la matière, tant les objets — confectionnés, modifiés ou moulés par l’artiste — apparaissent comme des alter egos : « un corps comme objet (pas comme personne) », évoque Liz dans un entretien croisé avec Moyra Davey (Octopus Notes n°11, été 2024) Diane Cescutti poursuit cette logique avec Distress Wear (2018), une sorte de couverture de survie hybridant tissage traditionnel et bandes LED, qu’elle a fabriquée au Japon dans les règles de l’art sans se départir de l’idée que notre intégrité dépend aujourd’hui de la capacité de chacun·e à maîtriser les technologies numériques permettant de préserver les données le·la concernant. Comme chez Hessie, la production manuelle devient une condition de la survie.
Majd Abdel Hamid répète des points de broderie pour former des motifs simples, sur tissu ou papier cartonné. Il ne s’agit pas d’être dans l’excellence de la réalisation mais de rapprocher les techniques palestiniennes inscrites aujourd’hui au Patrimoine Immatériel de l’UNESCO, des formes géométriques imposées par les Suprématistes dans le paysage occidental de l’art moderne. Pour autant, il laisse faire la « mémoire du muscle [muscle memory] » (autre titre possible à cette exposition !), courroie de transmission entre le corps et l’esprit, la répétition et la joie.
Les artistes de l’exposition appartiennent à une famille artistique qui a transmuté en art les gestes de fabrication transmis par leurs aîné·e·s : le passage de ces savoir-faire de la sphère domestique au travail d’artiste apparaît aujourd’hui comme une des révolutions esthétiques des 20 et 21ème siècle. A l’inverse du canon de l’Histoire de l’art qui a mis l’accent sur des projets artistiques visant à sublimer la matière, les artistes de cette autre histoire de l’art considèrent les tâches répétitives comme un étant donné des vies minoritaires. C’est celles qui sont à leur disposition et qu’iels ont choisi de développer.
Les œuvres que nous avons sélectionnées tendent un fil affecté entre hier et demain, telles les peintures de la série Trauma de Mira Schor. La diversité des matériaux, peinture, pigments, fils, type de tissages et de broderie, formats choisis par les artistes témoignent cependant, non d’une nostalgie pour le « fait-main », mais d’une capacité à définir le geste juste puisé dans un répertoire personnel, afin d’accéder — même dans les circonstances les plus adverses — à la joie de faire et à celle de partager.
1 Mais aussi grâce à la première exposition personnelle de l’artiste en France organisée par Jean-Roch Dumont Saint Priest que j’ai pu voir au Musée d’Art moderne de Céret : Teresa Lanceta. La Mémoire tissée, 2024
2 Dans un tissage, la duite est le passage du fil de trame entre les fils de chaîne
Les artistes :
Majd Abdel Hamid (né en 1988) vit entre Beyrouth et Paris. Il est représenté par 16 avril, Paris.
Diane Cescutti (née en 1998) vit à Saint-Etienne.
Hessie (1936-2017) est représentée par la galerie Arnaud Lefebvre, Paris.
Teresa Lanceta (née en 1951) vit à Mutxamel, Alicante, Espagne. Elle est représentée par la galerie 1 Mira Madrid.
Liz Magor (née en 1948) vit à Vancouver.
Ernesto Sartori (né en 1982), vit à Marseille.
Mira Schor (née en 1950), vit à New York.
Suzanne Silver (née en 1955), vit à Columbus, Ohio.
Programme de ce lieu
Les artistes
- Mira Schor
- Ernesto Sartori
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Liz Magor
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Majd Abdel Hamid
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Diane Cescutti
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Hessie
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Teresa Lanceta
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Suzanne Silver