Alice Lescanne et Sonia Derzypolski — La Patate chaude
Le duo d’artistes a dévoilé un nouveau projet, La Patate chaude, un site Internet inventif et ancré dans les questionnements de l’époque autour de la possibilité de création.
Précisément née des contraintes du confinement duquel la France sort peu à peu, cette « patate chaude », que aalliicceelleessccaannnnee&ssoonniiaaddeerrzzyyppoollsskkii se « passaient » de main en main depuis un trop long moment se voit donc transportée vers de nouvelles paires de gants, celles, imaginaires, d’artistes inventés et convoqués comme autant de caractères d’une expérience globale de pensée du monde de l’art. À l’image des expériences de pensée qui ont rythmé la philosophie depuis Galilée, jouant sur l’observation méthodique d’événements dont la causalité répondrait à une logique alternative.
Mêlant ambition littéraire d’invention d’un bestiaire poétique de créatures artistiques, humour décalé, invention visuelle dont la sobriété des formes et l’économie de moyen font tout le charme, le duo pratique un art subtil de l’équilibre oscillant avec légèreté dans l’océan grave des turpitudes du monde. Ou comment faire rimer art total, belle simplicité, liberté et autonomie. Dans leur danse, les deux artistes nous entraînent avec une joie communicative qui ne cesse d’interroger les enjeux d’une création ancrée dans l’économie mondiale.
Derrière son efficacité formelle, derrière le plaisir de retrouver un imaginaire qui déjoue toutes les caricatures pour se plonger avec soin dans des portraits d’êtres possibles qui émeuvent, La Patate chaude se fait l’écho d’une réflexion profonde sur les mutations intimes de nos esprits au sortir d’une période de restriction des corps. Dans la tornade de débats, de disputes et d’appels à se réinventer, c’est aussi bien le propos que les moyens de le diffuser qui mobilisent les pensées des artistes d’aujourd’hui, pièces maîtresses et pourtant conditionnées d’un système économique qui les dépasse et dont chaque soubresaut remet en question leur intégrité même, leur rapport à l’autre et, par conséquent, la nature et la valeur de leur activité.
Il y a peut-être un peu de cette « grosse fatigue » dans le ruissellement qui a moulé la silhouette de tous ces personnages qui, débarrassés pour l’occasion de contraintes financières et techniques, créent leurs œuvres en jouissant d’une liberté alternative, sans pour autant être déconnectés d’une réalité financière qui les rattrapent. Sont ainsi évoqués ces appels à contribution bénévoles et pourtant largement ironiques autour d’un « monde d’après », manifestement inscrit dans la lignée d’une exploitation bien difficile, elle, à dépasser.
Artistes conceptuels, artisans méticuleux, passionnés autodidactes, autant de profils qui rythment notre navigation à travers des tranches de vie dont la prose, sobre et opportunément familière (rappelons que tous ces délicieux personnages sont d’abord des « amis imaginaires »), constitue un allié de choix à des dessins d’une précision et d’une invention remarquables, garantissant, à travers le médium de la page de navigateur web, une beauté et une drôlerie fidèles au monde de ces deux artistes. Les cadavres exquis de références côtoient les collages surréalistes qui nous plongent dans des saynètes où chaque élément du quotidien devient l’horizon d’un souvenir, d’un indice du monde de l’art.
D’ores et déjà riche de six fragments, La Patate chaude accueillera bientôt d’autres comparses qui participeront donc, à défaut de trouver forcément la réponse à tous leurs doutes, à une œuvre en forme de miroir kaléidoscopique qui porte en elle les germes de sa propre mutation et de celle, plus secrète, des mondes du dedans.