Jot Fau — En questions
En agglomérant, collant et rapiéçant divers éléments abandonnés ou isolés, Jot Fau réinvente un peuple manquant où les ordres et hiérarchies sont repensés. Animaux, humanoïdes et végétaux ressuscitent à travers des formes dictées par les interférences de la matière, de la rencontre et de l’opportunité qui figurent autant d’histoires que leurs réunions met en scène. Une poésie de la main qui s’empare du hasard et de la nécessité pour fonder sa logique de transformation organique où la réparation et le soin se font valeur génératives. Elle présente en décembre 2024 une exposition à Ojalá, Paris.
Comment en êtes-vous arrivée à l’art et quel a été votre parcours jusqu’ici ?
En grandissant, j’ai énormément dessiné. Par ailleurs j’avais bien compris que poursuivre des études n’était pas une option pour moi, il n’y avait ni les moyens, ni la croyance que j’en étais capable. Très tôt j’ai eu un besoin viscéral de quitter la petite ville où je suis née, et quand j’ai eu 18 ans en 2006, je suis partie en tant que jeune fille au pair en France, dans le sud. Après quelques mois, un matin, ma mère d’accueil me demande de m’asseoir pour parler. Elle me dit que je suis une artiste, qu’il faut que j’étudie. Qu’il y a une école d’art pas loin de là, à Marseille. Qu’elle a déjà appelé, et que, même si la date limite était dépassée, iels ont bien voulu m’inscrire au concours d’entrée qui avait lieu deux semaines plus tard. Paniquée, j’ai présenté les nombreux arguments que j’avais pour ne pas le faire ; je ne parlais pas français, je ne connaissais rien à l’art, je n’avais rien à présenter à ce concours et aucun moyen financier pour la suite. Elle a contre-argumenté tous mes arguments et face à une insistance et un soutien que je n’avais jamais connus auparavant, j’ai décidé de le faire pour elle — persuadée que je ne serais pas prise avec des travaux que j’avais terminé la veille de l’examen et mes trois mots de français. J’ai été prise et j’ai déménagé à Marseille pour faire les Beaux-Arts. J’y ai fait une sorte de renaissance et j’ai entamé le très long chemin d’émancipation, de transformation et de liberté sur lequel je me trouve encore aujourd’hui. Cette histoire « originelle » de l’apprentissage et du devenir a été — et est toujours — une terre qui nourrit ma pratique.
Comment définissez-vous votre pratique ?
En sortant des Beaux-Arts, j’ai pas mal travaillé la vidéo et la poésie avant de m’en éloigner, bien que l’image (photo) et le mot restent présents. Aujourd’hui j’ai une pratique de sculpture, d’assemblage, d’installation, d’objet et en parallèle je fais du vêtement, des pièces uniques en cuir. Au centre de ma pratique, il y a les questions de l’identité et de la transformation. Je suis soucieuse de la mémoire, de la valorisation et de la réparation de ce qui reste. La famille et le foyer sont également des piliers de ma recherche. Mon travail est souvent étroitement lié à l’endroit où je le crée et généralement infusé de récits autobiographiques. L’art et la vie sont inséparables, les deux se nourrissent inlassablement. Par nécessité, j’utilise pour faire mes pièces et mes études des restes d’autres ; ce qui n’a plus de valeur aux yeux d’autres me paraît souvent précieux. Je questionne beaucoup cette notion de préciosité en essayant de mettre en place des tensions entre l’ordinaire et l’extraordinaire. Une des techniques de fabrication qui revient très fréquemment dans mon travail est le recouvrement d’éléments hétéroclites par du cuir ou du tissu, pour les assembler entre eux par la suite. Le tissu et le cuir sont des matériaux souples, familiers et facile d’accès qui me permettent d’aborder les questions de l’identité et de l’appartenance en recherchant des liens et des limites entre corps, vêtement, armure et sculpture.
S’agit-il pour vous de vous inscrire en rupture avec une histoire (de l’art des formes, des idées) ou dans la continuation d’une tradition ?
Je crois que ce n’est ni l’un, ni l’autre. Je n’ai pas la volonté ou la sensation d’être consciemment en rupture totale avec une histoire en particulier. Par ailleurs, j’ai toujours ressenti de la résistance quand on m’a parlé de figures de l’histoire de l’art comme des références. Il y a eu Beuys, avec qui je ressentais une réelle proximité mais que je ne reconnaissais pas comme une référence directe. Peut-être que c’est parce que depuis mes études aux Beaux-Arts je suis davantage émue et secouée par le cinéma, la danse et la philosophie. Je crois que c’est l’histoire racontée qui me chamboule et l’individu, son corps, raconté en mouvement. Il est vrai que j’aimerais ne pas pouvoir être mise dans une case, j’aimerais toujours en dégouliner un peu.
Des figures de la création ou de la pensée continuent-elles de vous nourrir ?
Matthew Barney et Miranda July font partie des artistes qui m’ont depuis toujours remuée. Je pense que c’est leur manière de réinventer ce qui se dit et ce qui se fait, de rechercher et de cultiver l’étrange qu’on reconnaît toustes en nous. Je pense être touchée par la nature entière de leur travail, le fait qu’iels jouent elleux-mêmes des rôles dans leurs pièces, que leurs corps et vécu fassent grandement partie de leur œuvre et de leur recherche. Le fait qu’iels nous proposent des choses que je n’ai jamais vues ou lues, leur rapport à l’intime aussi. En terme de lectures il y en a beaucoup, alors je vais citer certains ouvrages qui ont été particulièrement marquants ; Michel Serres avec Le Tiers-Instruit, Jacques Rancière avec Le maître ignorant et Nicole Lapierre avec Pensons ailleurs m’ont très fortement marquée pendant mes études et m’ont aidé à poser certaines bases. Puis, la découverte de l’écoféminisme et du féminisme intersectionnel juste après mes études ; Audre Lorde, Starhawk et Bell Hooks. Sacred Economics de Charles Eisenstein aussi a été fondamental.
Quel impact cherchez-vous à provoquer sur le spectateur ?
J’aimerais que l’impact soit double, triple ; multi-facettes. J’espère proposer quelque chose d’universel, de reconnaissable et qui résonne auprès d’un grand nombre de personnes. Mais je voudrais en même temps que ce que je propose soit étrange, inattendu et perturbant d’une certaine manière. J’aimerais que mon travail contienne à la fois des confrontations inconfortables, des revendications et des inquiétudes, ainsi que de la joie, de l’humour, de l’espièglerie et de la naïveté. Je crois que je cherche à transmettre une certaine idée de beauté aussi.
Donnez-vous toutes les clés de compréhension ou ménagez-vous des zones d’indétermination dans votre œuvre ?
La nature manuelle et chronophage de mon travail impose une lenteur et une intensité dans sa mise en place. Généralement je travaille sur plusieurs pièces en même temps, ce qui me permet d’en laisser certaines en jachère ; celles pour lesquelles la marche à suivre ne m’est momentanément pas claire, pour mieux y revenir plus tard. La fabrication des pièces se fait donc en plusieurs temps. Chaque pièce est une histoire et un système en soi avec ses questionnements, logiques, motifs et matériaux bien distincts. Aucune pièce ne se ressemble vraiment, ce qui peut complexifier la lecture de l’ensemble du corps de travail. De plus, j’ai une manière de travailler qui laisse beaucoup de place à l’inattendu, je suis toujours très heureuse de voir des pièces prendre des directions que je n’avais pas imaginées. L’utilisation de matériaux usés, donc rares et parfois abimés, conforte cette dimension de pièce unique avec des matières spécifiques, qui à la fin forment malgré tout un ensemble. Tout cela pour dire que le déchiffrement des différents temps et strates dont chaque entité puis l’ensemble d’un projet se constitue, est, même pour moi, souvent impossible. Cette ambigüité, ce trouble est un aspect du travail que je cultive.
Pouvez-vous nous dire quelques mots autour de l’exposition que vous présentez actuellement ?
Je suis en résidence à Paris en ce moment, à Ojalá. caminando, caminando est le titre de l’exposition dont le vernissage est prévu le 6 décembre. Les pièces qui seront présentées questionnent l’idée de quête de liberté, du double regard posé sur le chemin encore à faire et sur le chemin déjà parcouru. J’y questionne le paysage et l’idée d’avancer à travers celui-ci, l’apprentissage par la rencontre et les notions d’appartenance. Les objets, sculptures et assemblages présents adressent l’objet magique, l’objet de pouvoir, l’objet qui accompagne. J’y questionne aussi l’idée de la collecte et de la collection, de la production et du produit.
Quels projets pour les mois à venir ?
En début d’année prochaine je serai en résidence au 3bisf à Aix-en-Provence, où je vais approfondir ma recherche sur l’objet magique. Questionner l’endroit précis où le désespoir et l’espoir se touchent. Imaginer comment la magie peut aider à faire face, et quelles formes peut prendre une certaine pratique de la magie. La résidence sera suivie par une exposition qui sera visible de la mi-mai jusqu’en septembre 2025.