Bastardie — Kadist, Paris
La fondation Kadist propose avec Bastardie une exploration des inventions langagières inspirante et poétique mais aussi frontalement engagée.
« Bastardie », KADIST du 7 au 30 juin. En savoir plus Zone de brassages de lettres et de formes, l’espace de la fondation confronte des œuvres qui modulent la parole pour en questionner la portée. Outil de pouvoir bien compris et enjeu politique fondamental, la langue fonde l’histoire et mène la géographie. Et va, selon certaines traditions, jusqu’à délimiter la pensée. Si elle n’existe et ne vaut que par sa capacité à transmettre ses prémisses pour donner la possibilité de se voir accordée à une conscience singulière, sa dérivation et son détournement ont toujours accompagné son déploiement « officiel ». L’argot, voie parallèle de communication portant dans son utilisation même une affirmation de singularisation se nourrit des histoires qui la peuplent et, s’il peut consister en un système tout aussi technique de détournement de la langue, ne manque jamais de jouer les entremetteurs entre plusieurs d’entre elles. De ce point de départ confinant à la pure singularisation, l’exposition Bastardie parvient, à travers une sélection pertinente, à faire naître des résonances inattendues.Aussi éclectique dans leur forme que différentes dans leurs enjeux, les œuvres présentées donnent à penser à nouveaux frais les réflexions d’Alice Becker-ho autour de la modulation des langues. Du dessin à la vidéo, de la musique à la sculpture, les inventions langagières entent tous les médiums des œuvres présentées et témoignent de la nature proprement plastique de la langue. Passant de la génération de « communs » pour des groupes exclus à la stratégie de résistance personnelle face à une société qui l’oppresse, le locuteur de l’argot tient autour de lui les briques d’un échafaudage unique qui fait de l’élément étranger son reflet individuel. On passe ainsi de l’histoire des arts avec une réflexion passionnante autour du flamenco (Pedro G. Romero) et une mise en abime de la poésie médiévale (Simon Asencio) à la question de l’apprentissage personnel, l’imbrication d’un soi dans le savoir commun (l’installation de Fatma Cheffi et la vidéo de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub) jusqu’à l’invention d’une propre réalité parallèle, un glissement sans fin reliant l’imaginaire à l’imbrication des langues (Nicoline van Harskamp et le projet Wer Mae Hao).
Là, la langue se fait plastique et révèle cette communauté passionnante entre la plupart des œuvres présentées, une mise en jeu constante de la référence au toucher et au volume ; le braille, l’argile, la gravure, le claquement de la langue, les orbes concaves et convexes du mot devenu motif jusqu’à l’évanescence d’une langue indéchiffrable se muent en signes haptiques d’un langage dont la torsion se perçoit concrètement. Car en matière de langue, il est toujours question de donner un sensible, de se donner à entendre avant que de comprendre. Et l’argot offre ce décalage qui emmène précisément par la main l’autre dans un horizon alternatif de compréhension.
Comme un « en-deçà » de sa vocation universaliste, la langue se fait outil d’échanges secrets, de voyages intérieurs à déchiffrer pour la révéler sous un jour aussi urgent que plein de promesses ; elle devient une zone à conquérir dont la dislocation des frontières dessine les contours d’une liberté retrouvée d’affirmation de soi.