Peter Stämpfli — Galerie G.P. & N. Vallois
Figure majeure de la peinture du XXe siècle, Peter Stämpfli, largement reconnu pour ses variations autour du pneu automobile a toujours ancré son regard à la surface du quotidien. Loin de se contenter pourtant de l’apparence, son œuvre s’est attaché à en révéler la profondeur et la puissance de projection qu’il recèle. Cette exposition qui revient sur les premières peintures l’artiste et s’inscrit dans une ambition plus rétrospective de la galerie G.P. & N. Vallois qui souhaite, à terme, présenter l’ensemble de sa carrière artistique, dévoile des trésors de force et de drôlerie méconnus.
« Peter Stämpfli — Stämpfli Pop (1963-1964) », Galerie G-P & N Vallois du 14 septembre au 20 octobre 2018. En savoir plus Dans les années 1960, Peter Stämpfli s’adonne à un œuvre de récolement, une compilation quasi méthodique du non visible, de ces éléments, phénomènes ou actions qui, à mesure de leur répétition, de leur accumulation, disparaissent du champ du visible pour constituer une communauté de « l’entendu », voire de l’attendu. « Ma recherche à l’époque était de faire une sorte de dictionnaire des objets, des gestes quotidiens » dit-il. À rebours de l’exceptionnel donc, comme beaucoup, Peter Stämpfli déplace la focale pour fixer et isoler ce que le quotidien et la normalité ont créé de plus incroyable ; « l’inattention » nécessaire à la navigation dans une société peuplée d’objets de plus en plus complexes, de codes comportementaux de mieux en mieux assimilés, voire élaborés. En ce sens, Stämpfli, dans son projet de répertorier ces « oubliés » de l’attention isole chaque élément pour construire une histoire de notre nouvelle « nature », une mise en valeur des lois invisibles et des corps familiers qui peuplent nos sociétés industrielles. C’est sur cette série, provoquée par les questions que posent alors la peinture Pop américaine à la création qu’a choisi de s’arrêter la galerie G.P. & N. Vallois, qui exhume là un œuvre rarement visible depuis son exposition en 1966.À mi-chemin entre un humour sensationnellement rigide dans son observation froide (son tableau de deux mains qui se serrent apparaît comme la figure explicative d’une sobriété et d’une pédagogie frontales qui illustrerait un manuel du savoir-vivre à l’usage d’un extraterrestre) et une mise en lumière « dramatique » (dans le sens littéral du terme) d’un acte quotidien érigé en illustration mythologique de l’essence de la communication, Peter Stämpfli use certes d’éléments « invisibles » mais se nourrit aussi des mythes qui les sous-tendent. La toile Pot-au-feu est à ce titre une merveille de recherche picturale et de témoignage du monde contemporain. Réintégrant la forme de la nature morte, il offre le « portrait » d’un plat à travers les légumes qui président sa réalisation. Une forme de transfert générique à mi-chemin entre la recherche transcendantale séculaire de la peinture occidentale d’une essence de l’objet et la mise en scène minimaliste du catalogue de détaillant commercial.
Une œuvre à l’avenant de l’exposition d’une belle simplicité, documentée et rythmée qui occupe les deux espaces de la galerie présentant un corpus proprement saisissant de modernité qui fait résonner notre contemporain avec une acuité phénoménale. Dix-sept tableaux comme autant de formules illustratives à l’œuvre dans la société qui ornent les deux espaces de la galerie et jettent sur la carrière de cet artiste majeur un éclairage nouveau et jouissif. La simplicité et la beauté des formes enchante avec, derrière l’efficacité des traits, une recherche poussée sur la couleur qui fait vibrer les contrastes et souligne aujourd’hui encore la pureté d’un regard déchargé de tout jugement pour se concentrer, de manière clinique, sur la mise en scène de ces formes abstraites de leur contexte. Avec précision, audace et liberté, Peter Stämpfli entre, avec le cortège d’incompréhension d’alors, certains n’y virent qu’une manifestation de l’école du design suisse, dans l’histoire de l’avant-garde du XXe siècle, écho aveugle, parmi d’autres, de la révolution Pop américaine en marche.
Car Stämpfli, en l’isolant et le magnifiant, fait disjoncter le réel avec son appréhension ; réaction nécessaire à notre survie, la baisse de l’attention à tous les détails est une défense de notre cerveau face à la multiplication des informations du monde qu’il est bien utile de filtrer pour ne pas tomber dans une stase vertigineuse d’incompréhension. De ce hiatus entre ce que l’on sait et ce qu’il nous donne à voir naît la question de regard que l’on souhaite porter à l’extérieur et, partant, sur notre propre corps qui, dans la multitude infinie d’images qu’il peut représenter, devient à son tour « l’étranger ». Étranger à son monde, étranger à soi ; Stämpfli, en flirtant avec ce qui nous est le plus proche parvient ainsi à nous emmener au plus près de la multitude fondamentale, démontant notre perception en y réintégrant la dose de sensible que l’on perd à tenter de l’apprivoiser.
En ce sens, l’abstraction, la conceptualisation d’une récollection programmatique de gestes et d’objets ne fait pas pour autant encore de Stämpfli un minimaliste. Ancrée dans le réel, son œuvre fouille dans ces années-là un pan spectaculaire de nos sociétés ét dévoile tout le spectacle de la réalité. Un art absolument Pop donc, qui s’approprie son environnement pour inventer ses propres icônes et, par là, dépasser ce seul mouvement. Stämpfli Pop éclaire donc à merveille le parcours d’un artiste qui se déplacera vers une quête du détail et un souci de ne jamais perdre la figuration dans un monde de la peinture internationalisé, où l’abstraction règne en maître. On ne peut ainsi que rendre hommage à l’initiative de la galerie G.P. & N. Vallois qui, en parvenant à réunir ces œuvres rares, propose une introduction géniale à la généalogie d’un artiste fondamental qui fixera, dès le milieu des années 1960, son attention sur les échancrures plastiques des pneus automobiles, figure distincte de son objet qui, abstraite de son contexte, se fera motif géométrique dicté par les lois de l’adhérence. Propice à d’infinies variations et source d’une peinture dont la notion d’abstraction se cache en amont et ne lui fait pas perdre la figuration, la surface nervurée du pneu l’occupera jusqu’aujourd’hui encore où sa peinture laisse place à la sculpture. Une réduction radicale qui fait toute l’originalité et l’opiniâtreté de ce chercheur de forme.
Cette focale placée sur l’automobile, dont les prémisses apparaissent dès cette série présentée, saura faire de cet « objet » quotidien par excellence depuis le milieu du XXe siècle un puissant vecteur d’interrogation. Une charge symbolique tant, jusqu’aujourd’hui, elle conserve une aura sous-jacente des mythes et histoires multiples qui l’entourent (de sa valeur témoin d’une industrialisation de la société au fantasme de liberté et d’autonomie qu’elle contient, de la menace qu’elle laisse planer sur l’environnement à la promesse d’émancipation de populations qui y accèdent), qui dit beaucoup sur ce double mouvement d’un artiste qui creuse, derrière l’apparente simplicité de ses sujets, notre échelle de perception même des valeurs et du monde qui nous entoure. Plus donc que l’objet, sa familiarité ou son étrangeté, c’est le regard qui est en jeu ici, le tableau devenu miroir d’un monde que le spectateur peut ou non apprécier et qu’il lui appartient de retrouver dans son propre environnement.