Emily Mast — La Ferme du Buisson, Noisiel
Présentée jusqu’au 28 juin 2015, l’exposition d’Emily Mast à la Ferme du Buisson se veut une partition rétrospective de son œuvre. Avec humour et délicatesse, elle explore les contradictions de la communication tout en ouvrant l’imaginaire à de nouveaux langages. Une exposition ambitieuse qui invite à une véritable plongée dans un univers dont les repères, manquants, sont à réinventer.
Tout, chez Emily Mast, semble faire écho à la notion de perte, d’absence. Derrière le contrôle polymorphe d’une artiste metteur en scène, productrice, chorégraphe, décoratrice, plasticienne, actrice et monteuse, le vertige de la fragilité n’en est que plus grand. Car Missing, missing, projet initié avec Emily Mast par la Ferme du Buisson, c’est d’abord l’histoire d’une œuvre qui manque, d’une artiste sans corpus figé.
« Emily Mast — Missing Missing », La Ferme du Buisson, Centre d’art contemporain du 22 mars au 28 juin 2015. En savoir plus Depuis plus de dix ans, cette dernière développe en effet un art de la performance où chaque objet, chaque création, sert un dispositif scénique qu’activent ses danseurs-acteurs le temps d’une représentation. Si son univers coloré, son obsession pour figurer les possibilités d’un langage non-verbal et l’omniprésence d’une réflexion sensuelle de la corporéité paraissent donner à son œuvre une identité forte, l’organisation d’une exposition à plusieurs milliers de kilomètres de cette artiste de la « présence » a immanquablement suscité chez elle une réflexion en profondeur sur sa propre création. Somme de performances, d’expériences et de partages, Missing, missingmontre ce qui ne peut exister à nouveau. Alors pour les ressusciter sous une nouvelle forme, Emily Mast a pris le parti de construire, au sein de la Ferme du Buisson, un parcours habité des spectacles réactivant véritablement, sans les rejouer, des œuvres du passé.Une expérience qui embrasse ainsi, dès la première salle, la difficulté même de l’artiste à répondre à l’épreuve du temps. Outre une vidéo enchaînant les différents essais de composition d’une installation surmontée, par instants, des réflexions de l’artiste (« Est-ce assez ? »), s’affiche à proximité, un tableau composé d’une multitude de listes et autres pense-bêtes, témoins d’une construction forcément inscrite dans le temps, que l’œuvre seule, par définition, manquera d’évoquer. C’est ainsi au cœur de la contradiction fondamentale que nous plonge Emily Mast, dans l’affrontement d’une somme d’énergies, de temps et d’expériences sans lesquels aucune œuvre ne pourrait exister et que, pourtant, elle s’acharne à gommer, pour précisément en toucher la singularité. À l’image de Missing Painting, vestige d’une toile dont l’absence dessine le motif, entourée des traces de peintures jetées à même le mur. Une absence qui fait écho à Camouflet, ce mur de peinture qui recouvre vraisemblablement un précédent essai, où des phrases inscrites auparavant se devinent plus qu’elles ne se lisent. Plus loin, Emily Mast propose les vestiges d’une performance réalisée alors sans public. Dans la salle gisent des monceaux d’éléments, des gerbes de peinture aux murs, tandis qu’un jeu de lumière tente péniblement de réactiver un semblant de « spectaculaire » dans cette performance morte. Une symbolique de l’échec qui fait cœur avec la démarche de l’artiste, où l’acte en train de se « faire » prévaut sur le résultat, voire même le conditionne.
Ainsi, la prégnance du déceptif (ce qui déçoit comme ce qui trompe) se lit dans le diptyque photographique de l’artiste grimée sous les traits du poète Joan Brossa dont l’une des deux images se voit barrée d’une croix. Double contradiction qu’Emily Mast surmonte ; ce qui manque (« missing ») est ce qui échoue et qui ce qui n’est pas là. Des deux portraits, c’est manifestement celui qui a échoué à porter le projet initial (l’artiste détourne son visage de l’objectif pour regarder hors-champ) qui réussit à rendre le mieux l’émotion qu’elle y souhaitait. L’autre, plus évident, manque son objectif et porte sur lui le stigmate de son échec. Pourtant, il reste. C’est que, chez elle, l’échec n’est pas disqualifié. À la manière d’un protocole expérimental, échouer devient une voie vers la compréhension. Manquer sa cible c’est déjà aller quelque part.
Ainsi en va-t-il de ce parcours balisé, au rythme et à la spatialité imaginés par une artiste qui chorégraphie la marche du spectateur. Chorégraphie qui peut elle-même à tout moment échouer tant la géographie du lieu laisse de liberté. C’est là que se dégage toute la force d’Emily Mast qui propose une installation vidéo reprenant les codes d’une performance précédente consacrée aux impasses de la communication. En mettant en scène face à un perroquet savant un bègue, un enfant, un commissaire-priseur, un interprète en langue des signes, etc., possédant chacun un registre de langues personnel, BN offrait une variation en acte autour de l’incompréhension du mot, symbole absolu de l’universalité humaine, de la possibilité du partage. Pour sa réactivation dans l’exposition, elle y ajoute une nouvelle variable avec une vidéo qui, usant du langage cinématographique, en perturbe encore le sens. Face à la vidéo, l’installation, reprenant ses propres codes et symboles comme autant de légitimations à occuper l’espace d’exposition, finit d’illustrer les limites du langage. Sur un tableau monumental, les caractères se superposent mais bien que déchiffrables, perdent toute leur faculté d’assimilation.
Poursuivant cette complexité inhérente au langage, la vidéo Ende met en scène une multitude de saynètes traduisant, sans un mot, des notes compilées depuis plusieurs années par l’artiste. Idées, observations ou citations, ces dizaines de phrases sont jouées avec la même implication, se voyant ainsi unifiées à travers la volonté de l’artiste qui, en utilisant les corps comme des outils, en les faisant se mouvoir, s’écrouler ou se rencontrer, fabrique un langage qui lui est propre, fait de rébus visuels dont elle seule a la clé. Encore une fois, son absence d’explications disqualifie le sens communicatif mais amorce une succession de tableaux visuels poétiques. Interprète d’interprétations, le spectateur, à défaut de le comprendre, parvient à faire l’expérience d’un langage nouveau, fait de gestes, de liens et de heurts. Au centre de son œuvre, le corps reste ainsi l’un des axes les plus troublants de l’exposition.
Mais si les chorégraphies et spectacles qu’elle met en scène s’avèrent éprouvants pour ses acteurs, la douceur et le soin qu’elle apporte à ses captations vidéo souligne toute la sensualité nécessaire à la formalisation de son langage. Les chairs, épidermes, muscles et regards participent tous d’un même mouvement magnifié par l’objectif d’Emily Mast. Six Twelve One by One capture ainsi la réalisation, par un groupe de six femmes enceintes parmi lesquelles l’artiste elle-même, d’actions simples, sur le modèle de Trisha Brown ou Bruce Nauman. Sans artifices, ces corps à l’équilibre précaire, aux repères évanouis s’exécutent en une étrange procession. Rythmé par les respirations haletantes, ce ballet d’un nouveau genre fascine par sa beauté sombre et envoutante. La dernière salle d’exposition, elle, en nous plaçant dans la pénombre, devient pourtant étrangement le seul indice éclairant du parcours, révélant enfin l’emplacement de cet oiseau qui apparaît tout au long du parcours, surmonté des mots_Missing, missing._ Et, comme on pouvait s’y attendre, une fois la disparition résolue et la présence attestée, le mystère n’en est pas moins profond.
En inventant ainsi toutes ces embûches au langage, à la compréhension, Emily Mast ouvre une brèche béante dans la communication, soulignant son impossibilité fondamentale autant que la nécessité d’en inventer de nouvelles ; aussi nombreuses que sont diverses les humanités qui en usent.