Hendrik Hegray — Galerie Escougnou-Cetraro
Hendrik Hegray (1981) investit la galerie Escougnou-Cetraro du 10 mars au 7 avril au long d’une exposition âpre et généreuse, aussi provocante que touchante.
Avec un œuvre qui oscille entre les frontières de l’art, explorant le dessin, la sculpture, l’édition, la vidéo mais aussi la musique, Hendrik Hegray échappe aux attendus de la création en suivant une voie singulière et libre qui promet, à chaque nouveau projet, une réinvention du regard que l’on peut porter sur lui.
« Hendrik Hegray — No Bahnhof », Galerie Escougnou-Cetraro du 10 mars au 7 avril 2018. En savoir plus Depuis les ouvrages collectifs auto-édités de ses débuts mêlant dessins d’artistes et images anonymes influencés par les expérimentations graphiques des années 80 (particulièrement par le binôme Pascal Doury et Bruno Richard, fondateurs d’Elles Sont De Sortie) jusqu’à sa très belle exposition à la galerie Treize, Rêve de cuir qui découvrait une nouvelle série de dessins laissant bifurquer son trait vers une abstraction organisée (dont on retrouve aujourd’hui la trace avec plaisir), les créations de Hendrik Hegray, pour frontales qu’elles apparaissent, n’en constituent pas moins des pièges visuels démontant les codes, piratant l’acte de création lui-même pour faire « exister » un imaginaire kaléidoscopique sauvage, inquiétant et joyeux.Hendrik Hegray développe un œuvre fort, fragile, radical et aberrant, pétri de gravité et d’indolence, de sérieux et de nonchalance, d’implication et de fatigue, d’enthousiasme et de désillusion. Un art du paradoxe pour une figure de la scène artistique qui, malgré sa radicalité et sa position en « marge » (ses dessins touchent un public qui dépasse les galeries d’art et il est une figure active de la scène noise), a pu bénéficier de mises en avant institutionnelles d’envergure avec notamment une participation à l’exposition des nommés pour le prix Ricard en 2014. Un statut qui ne doit rien pourtant à une revendication auto-justificative d’ « artiste alternatif » ou de volonté affichée de subversion d’un monde artistique qu’il côtoie et dont il connaît trop la diversité pour déverser un quelconque manichéisme1. Bien plutôt, Hendrik Hegray poursuit un chemin au gré d’envies, de partages et de rencontres en proposant chaque fois une variation de sa capacité à tendre au monde un miroir accidenté, peuplé de ses chimères, inventions, de ses débris et découvertes.
Le film qu’il présente dans No Bahnhof, tourné dans le musée d’agriculture du Caire est un sommet de ce que Hendrik Hegray donne à voir ; une subtile position de décalage qui, dans la simplicité du propos et l’élision d’une critique frontale, laisse son objet s’étaler pour convaincre de l’ambiguïté de son statut. Véritable panégyrique d’une colonisation « heureuse », le musée n’apparaît même pas en tant que tel dans la vidéo, qui se contente de dresser une liste silencieuse de ses collections. L’image tremblante seule sert de vecteur à un propos qui se pare alors de l’ambiguïté de son objet, s’interdisant là encore tout jugement démonstratif ou position arrêtée. Plan fixe sur une structure de ventilation jusqu’à ce que l’image fasse sens, que le rythme laisse deviner la musique secrète, entre grotesque et magie du détail. L’accumulation brouille les frontières de son objet, entre rêverie éveillée et documentaire objectif. Aucune indication, aucune précision, on pourrait être dans un musée comme dans une simple remise, peuplée d’une collection énigmatique. C’est la question de la focale qui revient et impose un rythme éthéré, fait de longeurs, d’effacements et d’apparitions subreptices. Le temps d’exposition, toujours changeant, dit aussi beaucoup sur l’artiste qui édite et conçoit un objet visuel analogue à son travail d’édition fait de ruptures, de plages vides et de sauvagerie muette. Derrière, un mur d’images fait écho à ces plans fixes repris entièrement ou partiellement qui agissent comme un filtre monumental figeant ces découvertes dans un espace reconquis.
Mêlant sur un même plan clichés du monde et intervention créative, Hendrik Hegray arase l’horizon et l’optimisme dans des compositions délibérément bancales (images dégradées, bande-sonore agressive, objets abandonnés) pour inventer sa propre ligne de flottaison, une diagonale constante qui apparaît comme la somme de réponses ouvertes, individuelles ou collectives à la question, essentielle dans sa démarche, de la création, de l’invention et de « ce qui se montre ». À l’image des nombreux dessins qui émaillent ce parcours, mais aussi de l’installation qui accueille le visiteur à l’entrée de l’exposition.
Sur une table de travail, une multitude d’objets hétéroclites mêlent les époques et les mondes. De la précieuse mallette à cassettes audio méticuleusement étiquetées aux enceintes de bureau, de la sculpture de verre de l’artiste lui-même à la photographie mielleuse d’un enfant glanée dans une publication anonyme, l’installation de Hendrik Hegray rejoue en trois dimensions son activité de collage, d’érection pointilliste d’un totem à la culture de masse, à l’image du souvenir. À ses côtés, une chaise vide suggère une activité à venir, tandis qu’une scie abandonnée près d’un tréteau augure d’une recomposition possible à partir de ces éléments épars. Y transparaît pourtant un véritable souci de composition, un amour de la récupération qui fait de chacun de ces objets courants un fétiche sans fétichisation ; un jardin imaginaire intime peuplé de souvenirs inaccessibles et de fonctions obsolètes qui font, dans l’espace de la galerie, image.
Compilation, collage, accumulation, reproduction, la pratique et la force de Hegray tiennent essentiellement dans cette hybridation de l’urgence et de la réflexion, de la spontanéité et de l’application dont chacune de ses œuvres dresse un miroir. Une tension à l’œuvre qui invente une systématique du dépouillement, voire de la rusticité, se jouant de sa propre infirmité, de sa nature boiteuse. Un paradoxe qui trouble ; derrière le minimalisme de ses dessins, derrière la sobriété d’une technique vidéo qu’il met en scène dans toute sa fragilité, derrière le traitement féroce d’images isolées, modifiées, imprimées et réimprimées, derrière enfin cette accumulation d’objets simples, c’est une composition d’une redoutable efficacité qui se fait jour ; un univers construit de toutes pièces avec celles des autres. Avec patience et passion véritable de l’image, de tout ce qui fait image.
Une fois encore, Hendrik Hegray parvient à déployer un monde sensible, brut et radical ici dépouillé de sa violence immédiate pour la laisser jouer en sourdine, derrière son camouflage d’ingénuité. Plus encore, No Bahnhof formalise les bases solides d’un regard singulier sur notre monde, certes en marge mais que la précision et la patience qui précèdent son geste soulignent les contours d’une langue d’autant plus riche et acérée.
1 À ce titre, le texte d’une autre artiste, Lili Reynaud Dewar qui accompagne l’exposition est particulièrement éclairant : À lire ici