En Suspens — Le BAL
Le Bal présente, du 9 février au 13 mai une exposition collective sensible et grave qui confronte le regard d’artistes à une réalité contemporaine de vies en suspens, liées à la précarité des statuts de l’homme face aux conséquences d’enjeux géopolitiques qui les dépassent.
Un doute symbolisé par les très belles photographies de Darek Fortas mettant à l’honneur les vertigineuses installations des vestiaires de travailleurs de la mine, ces chaînes de métal qui se jettent vers le ciel, surmontées de leurs effets avant leur plongée au cœur de la terre. Une image certes classique mais toujours parée de cette force esthétique ambiguë qui fait de l’activité sous-terraine un objet de fantasme autant que d’effroi. Mais c’est aussi bien évidemment le statut même de la mine, ici désertée qui est en question ici ; le phénomène, mondialisé, d’une obsolescence de l’activité contient en soi la perspective d’une extinction de ce symbole de l’ère industrielle usant les corps et les consciences des classes populaires mais aussi la crainte d’une fin générale d’activité pour ses employés et, plus largement, de zones géographiques tout entières.
En miroir, des vues de structures architecturales abandonnées brouillent les repères en nous plaçant dans des espaces aberrants, en attente d’activation et pourtant marqués par une volonté initiale d’y faire vie. Désertés ou en voie d’occupation, s’agit-il de squelettes gigantesques promis à un aménagement futur ou de carcasses monumentales abandonnées ? Une indécision qui nourrit le doute et souligne l’ambiguïté de méthodes de constructions importées du tissu urbain pour redessiner des espaces désertiques, offrant un miroir en forme de parabole à l’exode rural, ici imposé par un urbanisme conquérant.
Un effacement de l’humain matérialisé à son tour par la formidable vidéo de Bas Jan Ader qui, occupé à prendre son thé sous un abri de fortune (un simple carton posé en diagonale), se voit happé par celui-ci, qui s’écroule et le recouvre entièrement, organisant la disparition en boucle de la figure humaine.
Des propositions différentes et hétérogènes qui parviennent pourtant, dans leur confrontation à faire naître un certain sens de l’émotion en même temps qu’un ancrage dans le réel qui va se développer de façon spectaculaire dans la grande salle au sous-sol du Bal. Là, les images, mouvantes, fixes, peuplées ou désertées se mêlent et se rencontrent pour offrir, à chaque regard, un faisceau de propositions singulières. Avec son mur de locutions issues de son ouvrage Un ABC de la barbarie Jacques-Henri Michot recense par ordre alphabétique des expressions employées dans les médias et dont la répétition évide le sens pour en faire des outils d’empêchement de la pensée, des entraves à l’analyse critique. C’est d’abord un appel à la résistance, à l’observation du pouvoir de domination qui invite à penser les conditions de vie d’êtres en proie à ces machines étatiques.
Des vies qui s’élancent hors des frontières pour en créer d’autres, pour en souligner encore plus la valeur symbolique, à l’image des saisissantes photographies de Henk Wildschut qui capture des territoires marqués par le transit, le passage d’êtres humains sur des lieux sauvages. Avec ses clichés de Calais, le photographe offre un ensemble de moments d’un paysage redessiné par les flux humains, modifiant la géographie et l’organisation d’un bidonville de son installation initiale jusqu’à sa disparition finale. Le territoire, seul témoin d’un carrefour de vies réduit à une zone de stigmates.
Des mondes en équilibre en quelque sorte, en terme de durée mais aussi en proie à la loi ; habiter est ici se confronter à un ordre, à un pouvoir qui observe, contrôle et filtre. Un pouvoir concrètement perçu avec la vidéo de Luc Delahaye qui nous place, à échelle d’homme, au cœur d’un sas de passage de travailleurs palestiniens en Israël. Le mouvement, l’habitude et la concentration plongent dans l’anonymat tous ces hommes qui sont pourtant définis, dans ce même lieu, par leur identité et, plus encore, leurs papiers d’identité.
L’identité est elle aussi au cœur de l’installation de Debi Cornwall, qui déploie des panneaux sur lesquels des silhouettes nous tournent le dos. Anciens détenus du camp américain de Guantanamo, ces hommes sont pour nombre d’entre eux exilés dans des pays qu’ils ne connaissent pas, privés de papiers et de certitudes quant à leur sort, à la merci d’un système qui modifie en profondeur leur identité, réduisant leur existence à l’attente. Une attente matérialisée par un corps, l’epaisseur de la chair et sa contrainte à l’immobilité.
Poétique et particulièrement efficace esthétiquement, Rabih Mroué propose une très belle série de fragments d’images découpées. Des silhouettes et éléments du monde perdus dans le vide de pages blanches qui les unissent dans leur solitude. Récoltées tout au long d’une année, ces images orphelines reconstruisent une chronologie silencieuse et parcellaire, journal de bord poétique qui reflète les difficultés, face à la multitude des informations, de lire le monde pour peu qu’on ne force pas son interprétation et, partant, la complexité d’y situer sa propre place.
Dans une autre forme d’attente, la série glaçante de Paola Yacoub montre des vendeurs de fleurs au Liban qui ne parlent ni n’échangent avec personne. Armés de leurs bouquets, leur présence dans la ville inquiète, soupçonnés qu’ils sont d’être des agents de renseignements de la Syrie voisine. Un ornement cruel et ironique, s’il est vérifié, de la ville qui se pare, physiquement, des traces du pouvoir.
La question du suspens dépasse l’homme et se retrouve dans l’ouverture de l’exposition à son remplacement par la machine. La vidéo Go Get Lost de Mélanie Pavy nous plonge dans un monde déserté par l’être humain, sombre et altéré. Dans les débris de Fukushima, nous suivons en vue subjective la progression d’un robot, seul capable de résister (pour un certain temps) à l’intensité des radiations. Les mouvements secs de la caméra témoignent de l’étrangeté de l’observation, à travers un outil motorisé lui-même destiné à devenir déchet nucléaire. Une manière de souligner l’horizon inquiétant de drames industriels que la technologie, à son tour, ne peut réparer. Mais plus encore, on touche ici aux fondamentaux de la pensée pragmatique, jetant, pour obtenir à tout prix une information, une pièce qui augmentera, même de façon minimale, le problème. Un savoir objectif empli de sa propre tragédie avec ce lancer presque désespéré vers la mort. Face à ces images dont on ne sait si l’homme est véritablement acteur ou spectateur, tout semble sujet au doute. Ce qui s’oppose au mouvement totalement rationalisé des robots de Degoutin et Wagon qui dessinent des chorégraphies hypnotiques sur des chaînes d’assemblage.
Dans sa diversité et sa fragilité, En Suspens constitue une indéniable réussite de subtilité et d’intelligence dans cette correspondance de silences assourdissants, d’échos muets de situations d’attente sans verser dans la dichotomie dénonciatrice. Car chacune des œuvres contient elle-même une forme de paradoxe, de doute qui, conjuguée à la multitude de thèmes abordés, nourrit la gravité d’un propos aussi engagé qu’empreint d’une retenue qui en étend irrésistiblement la pertinence. L’exposition parvient ainsi à faire naître une véritable lecture affective du monde, créant un sentiment de pesanteur et de possibilité, à tout moment, de le voir sombrer, de l’intimité subjective de toutes ces vies qui, invariablement, engagent chacun d’entre nous.