Giulia Andreani — VNH Gallery
La galerie VNH accueille, du 17 mars au 28 avril, une exposition de Giulia Andreani qui ouvre, à travers ses portraits, une multitude de brèches dans l’histoire et la représentation pour y inoculer une dose de doute et une réflexion profonde.
Tout entière parcourue de cette question de l’entre-deux portée par le titre Intermezzo, l’exposition de Giulia Andreani joue sur des oppositions symboliques qu’elle parvient à transcender en tissant le fil capable de les réunir, glissant dans chaque tableau des spores de doute, des germes d’anomalies qui oblitèrent la pensée dualiste. Comme une chambre d’échos, les problématiques se renvoient dans une scénographie fine et bien amenée, regroupant par îlots les thèmes abordés. Portée par une intelligence rhizomique, creusant ses idées autant que célébrant les rencontres et rapprochements inconnus qui se révèlent au fil de recherches, Giulia Andreani lance ici une multitude de balises qui trouvent une cohérence inattendue, comme cousue sur le fil de l’eau, une strie qui accueille en son sein la synthèse de leurs reflets.
Un kaléidoscope d’histoires et d’effacements qui courent toujours autant dans l’œuvre de cette artiste qui déploie de nouveaux biais pour en rendre la matière, intégrant ici la sienne propre. Ces travaux ayant en effet été réalisés entre deux moments bien différents de sa vie, une résidence en centre d’accueil pour jeunes mères en difficulté et une seconde à la Villa Médicis. Deux univers qui, loin de se télescoper, se rencontrent ici pour faire vivre des réalités différentes qui vibrent constamment dans l’œuvre de l’artiste, de l’intimité de vies anonymes dont elle trace l’histoire aux portraits de personnalités dont l’ambiguïté de la reconnaissance semble courir jusque dans les coulures de l’aquarelle. Ainsi ces femmes, filles-mères recueillies par l’assistance sociale deviennent autant visages pris entre le charme social d’un jeu de pose photographique auquel elles se sont pliées et la dureté d’une situation, tant personnelle qu’administrative, qui en voile l’histoire. Sur leur visage est apposée la trace de formulaires administratifs, autant de lignes ajoutées brouillant un peu plus la perception qu’on en a, qui plus est lorsque Giulia Andreani remonte le fil de l’histoire et découvre dans les archives du lieu une pouponnière qu’elle représente ici avec Presque une laitière.
En « regard », les portraits de Frida Kahlo, Pier Paolo Pasolini, Rainer Werner Fassbinder et d’Alexandra Kollontaï, replongés ici dans leurs plus tendres années viennent répondre à cette instillation, en pointillés, de la question « maternelle » dans la vie des femmes, tout comme dans le regard de ceux qui les côtoient (rappelons ici les liens fondamentaux et hissés au rang du « spectaculaire » qui unissent les deux réalisateurs à leur mère). Autant de faisceaux représentatifs de visions hétéroclites des femmes. Car si la question du féminisme irrigue l’œuvre de Giulia Andreani, c’est toujours avec la pudeur d’une intelligence qui en conçoit la complexité, confrontant les visions du monde qui nourrissent ses recherches pour inventer des dialogues imaginaires entre figures historiques mêlant contradictions, échos et unions.
Des figures, au sens propre du terme, de l’histoire. Des visages du temps au sein desquels cette transformation de la chair par la durée et le lieu, par le sens donné à sa représentation se fait sensible. Ainsi peut se lire cette confrontation de deux portraits de Virginie Despentes, dont l’énergie traverse cette série de visages, l’une copie conforme de la photographie initiale, l’autre comme éthérée, plus vaporeuse, « anti-vierge » fixant un horizon qui nous dépasse. Basée sur La Vierge de l’annonciation d’Antonello de Messine, chef-d’œuvre d’ambiguïté, d’intelligence et de charme de la Renaissance, celle-ci répond à une seconde figure féminine, la reine-pharaon Hatchepsout, que ses successeurs tenteront d’effacer de l’histoire.
Malgré l’évidence d’une peinture photo-réaliste de visages traités avec un réel souci de beauté, le filtre de son pinceau ne manque jamais d’en révéler la valeur de masque, le jeu combinatoire de l’apparence adoptée et de la perception du spectateur. Le masque comme défiguration recomposant un « caractère », un personnage mais aussi comme réceptacle laissant s’imprimer à sa surface la croyance de son vis-à-vis. Ainsi les masques réalisés lors d’ateliers avec ce groupe de femmes qu’elle a côtoyées trouvent une résonance, appliqués sur les visages enfantins de Pasolini et Frida Kahlo.
C’est alors avec superbe que Giulia Andreani brouille les repères, reproduisant un cliché de la performance de Michel Journiac, 24 heures de la vie d’une femme ordinaire, arguant d’une grande lessive des genres. L’artiste, grimé en femme, frotte un linge avec énergie, à ses côtés, un paquet de lessive de la marque Génie se voit, dans cette relecture d’Andreani, subir une très légère inflexion. Une ombre portée ou simple déformation illusoire déroute la droiture du « i » du logo, qui laisse poindre un « r », réunissant la performance artistique aux problématiques anthropologiques et sociologiques contemporaines du « genre ». Une malice de l’artiste qui distille le flou de la limite inhérente à l’histoire pour inventer un horizon de liberté, toujours actif dans le champ de sa pratique.
Derrière la séduction immédiate, la force plastique imparable du processus de peinture de Giulia Andreani sourde une mise en crise du temps, un infléchissement de la durée et de l’histoire au creux d’un moment, sorte de métaphore anarchiste et absolument subversive (inversée) de l’ « instant décisif » humaniste. C’est ici l’artiste qui, en s’appropriant les images réalisées par d’autres, en prolonge, dans la re-production, les traits, replonge le pigment sec dans le bain du temps pour en souligner l’élasticité, l’aléatoire et presque l’impossible. Altérés, l’image et l’icône révèlent leur nature purement mouvante ne pouvant, à travers les regards, jamais se figer et continuent, bien après la rencontre, à lancer leurs racines noueuses dans l’imaginaire, s’amarrant à d’autres paysages au gré des découvertes.
À travers l’image immobile, c’est donc toute l’indécision du temps qui se fait jour, piégeant le regard dans une boucle temporelle où passé, présent et futur se mêlent en une sarabande consacrant le trouble, le « suspens » de l’histoire. Sa projection, à travers la beauté des traits, la finesse des détails, vers un monde inquiétant où chaque élément continue de vivre en secret, de tisser la toile d’un réseau infini et toujours renouvelé qui unit perception, absence, effacement et histoire.
Dans les veinures du souvenir, le vertige de cette rencontre entre le détail, l’aléatoire de rencontres fortuites et l’histoire universelle révèle, in fine, une réalité palindromique. Un intermezzo jouant comme un miroir entre deux histoires qu’il ligature pour en révéler toute la complexité, un art du palindrome qui se confond, jusque dans son apparence formelle même, fragile, sobre et terriblement beau, à la célèbre preuve de son existence : « un art luxueux ultra nu ».
Giulia Andreani, Intermezzo, exposition du 17 mars au 28 avril, VNH Gallery, 108 rue Vieille du Temple, 75003 Paris, du mardi au samedi de 10h à 19h.