Chagall, Lissitzky, Malévitch — Centre Pompidou
Avec près de deux-cents œuvres présentées, le Centre Pompidou propose une plongée immersive au cœur de l’effervescente Vitebsk, petite bourgade soviétique (située dans l’actuelle Biélorussie) qui vit, au lendemain de la Révolution, un artiste de renom, Chagall, élaborer un projet ambitieux d’école et de musée d’arts en phase avec les aspirations modernistes de son époque.
Aussi ambitieuse que délicate à mettre en place (il s’agissait alors de convaincre des artistes de quitter les grandes villes pour venir s’immerger au centre d’une communauté éloignée), la structure accueillera des figures telles que Lissitzky et Malévitch. Leur influence grandissante sera source d’une formidable inventivité autant que d’inévitables tensions qui verront le maître abandonner son poste.
Un enjeu d’autant plus grand que, dans cette période trouble de la construction soviétique, le débat entre centre et périphérie ne fait que commencer et encourage déjà à une plus grande autonomie, une capacité à créer redoublée. Si l’histoire a retenu la rivalité et l’aigreur des sentiments personnels entre Chagall et ces tenants d’un « art sans-objets », la cohabitation presque contre-nature de ces œuvres devient, dans ce parcours que présente le Centre Pompidou, une « aberration » nécessaire dont il révèle la formidable fécondité.
« Chagall, Lissitzky, Malévitch — L’avant-garde Russe à Vitebsk (1918-1922) », Centre Georges Pompidou du 28 mars au 16 juillet 2018. En savoir plus Tout l’intérêt de l’exposition réside dans cette dichotomie entre un sujet classique autour d’une période objectivement lisible et la formidable modernité qui en émerge avec la multitude de problématiques qui l’émaillent. Car l’école d’art de Vitebsk porte en elle la dimension politique du rôle de l’art dans la société, le débat esthétique dans l’ambition d’une « re-programmation » politique et la terrible impasse de sa mise en pratique au quotidien. Si la somme d’individualités présentée dans cette exposition reflète les paradoxes d’un art à l’aube de changements radicaux, la confrontation, les échanges et les inflexions peuvent se lire dans les essais et expérimentations de Chagall ou Malévitch qui, sans renier leur singularité, s’aventurent dans des formes esthétiques qui s’ouvrent à leur environnement. Autant de prismes qui définissent la multitude de lectures d’une exposition qui comporte son lot de sidérations, de ruptures abruptes et de rencontres inattendues entre des esthétiques, des projets et des ambitions tantôt opposées, tantôt congruentes.À l’image de ce tableau plein d’émotion en début de parcours du professeur de peinture de l’école, ancien maître de Chagall, qui se représente de façon classique avec, en fond, un portrait de son élève, l’art est ici porteur de sa propre transmission et la peinture une affaire de successions. Une succession en forme de confrontation de styles, d’inflexions et entêtements qui fleurissent à Vitebsk, avec une chambre d’écho directe en la présence d’étudiants, public actif des préceptes de maîtres qui s’opposent et juges-témoins de luttes dont ils soulignent l’inscription dans l’histoire. Car Vitebsk est d’abord un îlot d’art total où invention, apprentissage, transmission, réception critique et publique sont intimement liés. Plus donc qu’un laboratoire, la ville et son école deviennent, durant quatre ans, un microcosme révélateur de l’invention artistique dans son essence même.
Chagall, Lissitzky, Malévitch est d’abord une occasion de saisir l’enjeu de la peinture de Chagall et de révéler l’intense désir de changement social, à travers son art, d’un artiste bien souvent cantonné au rôle de rêveur poétique. Car quelle que soit l’issue de Vitebsk, le parcours souligne assez la volonté radicale d’un Chagall enclin à faire de l’art un outil d’émancipation sociale, avec une ouverture et une ambition presque trop grandes, invitant et tenant en équilibre des modes de création multiples et radicaux illustrés par les figures de Malévitch ou Lissitzky. On y sent également la difficile cohabitation d’un Chagall tiraillé, dans son rôle de directeur, entre sa propre appétence à une figuration onirique et romantique, sa pratique intime et son envie de confronter ses élèves à toutes les formes d’art. L’invitation lancée à Malévitch et Lissitzky, qui prendront ensuite une place si importante auprès des étudiants que le directeur préférera s’éclipser de lui-même, ne doit toutefois pas cacher les tentatives répétées d’articuler, pour Chagall, les différentes voies de la création et de faire tenir entre elles ces « mêmes aspirations vers un art de gauche » sans pour autant voir « d’un même œil les moyens ni les objectifs ».
Cette volonté se traduira ainsi par des tentatives de rapprochement formellement passionnantes du peintre qui, s’il ne perd jamais de vue sa propre indépendance picturale, ne s’essaie pas moins à différentes allégories pensées pour toucher au cœur d’une population qui l’entoure, à l’image de ses projets de panneaux présentés dans la première salle de l’exposition. Plus encore, Chagall tient à inscrire la vitalité de Vitebsk dans la droite ligne de la création russe en y installant un musée d’art contemporain, présentant des artistes tels que Kandinsky, Olga Rozanova ou Iouri Pen dont on voit ici les toiles… Un témoignage, une fois de plus de l’engagement de l’artiste dans une entreprise qui bouleversera les habitudes de la petite ville et contribuera à renforcer sa volonté d’implication sociale et d’implantation de l’art dans la ville, dans la vie.
Mais on saisit également, dans Chagall, Lissitzky, Malévitch, toute la fébrilité d’un Lissitzky qui, d’illustrateur esseulé va trouver dans l’enseignement une plénitude de l’engagement. S’il n’a pas attendu sa prise de fonction pour expérimenter l’abstraction, sa rencontre fructueuse avec Malévitch va le voir démultiplier ses efforts et pousser son art « cosmique » avec une force radicale, créant les Prouns cette série de peintures qui assemblent des figures géométriques et continuent aujourd’hui de rayonner de toute leur simplicité et efficacité esthétique, inventant un langage de formes et de couleurs dont la lisibilité, le caractère et l’originalité permettent d’imaginer une généralisation à tous les champs de l’art et de la création. Ce dont ne se privera d’ailleurs pas l’histoire en s’emparant de ces codes jusqu’à les dénaturer et les dépouiller de toute la portée avant-gardiste, pédagogique, libre et collectiviste parfaitement mise en avant au sein du parcours. À travers les livres qu’il réalise pour Malévitch, ses peintures et ses affiches, Lissitzky se révèle comme l’un des personnages les plus poignants de cette aventure, trouvant dans l’échange quotidien et l’investissement social une raison presque téléologique que le groupe qu’il intègre, Ounovis, va perpétuer.
Ce groupe, né au sein de l’école d’une volonté de promouvoir le suprématisme de Malévitch et qui va rapidement compter dans ses rangs, outre la majorité des élèves, une multitude de professeurs, devient dès lors une machine à « re-fabriquer » le monde, à distiller, dans une entreprise collective, l’affirmation du nouveau dans l’art visant à le déborder. On y retrouve ainsi l’un des élèves les plus fameux de l’école, Ilia Tchachnik dont le centre Pompidou nous offre ici l’une des plus belles peintures avec sa Composition suprématiste imprégnée de la pensée de Malévitch et tout aussi pleine d’une poésie surnaturelle dans l’opposition foudroyante de son cercle avec la somme des lignes qui le jouxtent. Section riche de l’exposition, la partie consacrée à l’Ounovis témoigne d’une ouverture concrète et ambitieuse au quotidien de la société et d’une volonté farouche de s’emparer, à travers la création esthétique, des modes de vie contemporains, voire définir une nouvelle anthropologie. S’y côtoient peintures, sculptures, interventions, décors, arts mineurs et majeurs ; Malévitch, Véra Ermolaeva, Nina Kogan, Mikhaïl Tsetline, Lissitzky et bien d’autres imaginent des projets, qui pour une tribune, qui pour un wagon, qui encore pour une carte de rationnement imposant le suprématisme comme vecteur d’une langue commune à la société.
Véritable mise en pratique des efforts théoriques de Malévitch, ce groupe traduit l’influence majeure de l’artiste sur son temps et ses contemporains. Une influence qui trouve, durant ses années, un terreau idéal pour s’affiner. Son travail de peintre, quelque peu relégué en arrière-plan durant ses années à Vitebsk laisse ainsi à l’artiste tout loisir de développer sa théorie, à l’épreuve directe de l’enseignement. Lettres notules et projets font ainsi face à quelques rares peintures, médium que le développement de sa théorie ira même jusqu’à déclarer « périmé ». C’est ainsi dans l’espace, sous l’influence réciproque de l’Ounovis que Malévitch réalise de superbes projets esthétiques transposés dans le réel et notamment l’impressionnante série de sculpture Architectones, à la croisée des champs artistiques ; objets théoriques réunissant en leur sein les paradoxes autant que la mise en œuvre d’un programme esthétique révolutionnaire. Cette expérimentation s’accompagnera de création d’objets (tasses, assiettes) qui finiront d’intégrer la peinture « sans-objet » à sa concrétude dans le réel.
Une boucle formidable qui clôt cette exposition et souligne là encore ce paradoxe devenu définitivement motif de l’histoire de Vitebsk. Chagall, Lissitzky, Malévitch parvient ainsi à retranscrire la multiplicité essentielle de l’avant-garde, la nécessaire fracturation des lignes de forces qui la parcourent en un temps et un lieu donné. Irréductible à une simple utopie, cette fabrique de l’esprit et de l’art que constitue Vitebsk témoigne de tout le potentiel d’une société pensée, infiltrée et modelée par les artistes. L’insistance sur la pluralité, portée par de véritables recherches historiques et esthétiques s’écarte de toute idéalisation, admiration ou romantisme personnel pour révéler une véritable aventure collective, pétrie de doutes, de contradictions mais surtout à l’image des œuvres qui en sont nées, belles, inventives, révolutionnaires, conservatrices ; proprement complexes donc et formidablement profondes.
L’exposition est accompagnée d’un catalogue passionnant et très riche qui prolonge, pièces à l’appui avec de très intéressants essais et les textes des artistes présentés, la belle réflexion portée par l’exposition. Chagall, Lissitzky, Malévitch. L’Avant-garde russe à Vitebsk, 1918-1922 — Catalogue de l’exposition — Sous la direction d’Angela Lampe — EAN : 9782844268174 — Nombre de pages 288, 44,90 euros