Interview — Gérard Garouste
À l’aune du printemps 2018, la ville de Paris met Gérard Garouste à l’honneur avec non moins de trois expositions personnelles dans trois lieux très différents : la galerie Daniel Templon, le Musée de la Chasse et de la Nature et l’École des Beaux-Arts. Entre zeugma, Talmud et diverses mythologies, l’artiste français revient avec nous sur cette actualité artistique foisonnante, à découvrir dans toute sa variété et sa richesse.
Matthieu Jacquet : À Paris en ce moment, vous présentez trois expositions explorant chacune leurs thématiques propres, mais un fil rouge relie tout cela : la mythologie. En quoi les mythes peuvent-ils rester encore aujourd’hui une source inépuisable d’inspiration pour les artistes, et avoir une résonance avec notre présent ?
« Gérard Garouste — Zeugma », Galerie Templon du 15 mars au 12 mai 2018. En savoir plus Gérard Garouste : Je pense que les mythes sont plus proches de la réalité que l’histoire et les historiens, qui se trompent sans arrêt. Quand Freud se sert de l’histoire d’Oedipe, cela n’importe pas de savoir s’il a existé ou non. Par contre, son histoire nous intéresse énormément pour l’interprétation de la lecture de l’inconscient. Mon exposition au Musée de la Chasse s’inspire de la mythologie grecque avec le mythe d’Ovide, celle à l’école des Beaux-Arts puise dans la mythologie chrétienne à travers la Divine Comédie de Dante, et celle de la galerie Templon s’appuie sur la mythologie talmudique. Ces trois expositions sont reliées par la question : comment traiter la mythologie ? Je ne fais aucune différence entre mythologie et religion, dans la mesure où une mythologie est une religion morte, et une religion est une mythologie vivante. La preuve, c’est que dans la Bible, par exemple, l’histoire de l’arche de Noé est un mythe originellement sumérien ; en réalité, tous les mythes se nourrissent eux-mêmes d’autres mythes. Ce qui m’intéresse dans un mythe, c’est justement qu’on l’interprète comme on veut et tout réside finalement dans cette interprétation. Dans la pensée hébraïque, le monde a été créé et pensé à partir des 22 lettres de l’alphabet. Ainsi, par des jeux de concordance et de permutation de lettres, les mots prennent d’autres sens. C’est exactement ce que Roland Barthes appelle l’amphibologie : à partir d’un mot, il y a un éclatement du sens, et ce sont d’autres mots qui partent de cette même racine. C’est ainsi que le commentaire devient plus important que le mythe. Je m’inspire beaucoup du Talmud, et ce qui m’y intéresse en sont les différents niveaux d’interprétation. Il y a un dicton hébreu qui dit : « La Torah a soixante-dix visages » et en effet il s’agit un texte complètement ouvert. Pour prendre une autre image, on pourrait dire que le texte écrit est exactement comme un fleuve, toujours sous la même forme alors que lorsqu’on s’y baigne, ce n’est jamais dans la même eau.À la galerie Templon, vous avez intitulé votre exposition Zeugma. Ce terme désigne une figure de style, mais évoque aussi l’idée du pont. Ce pont que vous construisez serait-il ainsi un pont entre tous ces mythes dont vous vous inspirez ?
En effet, « zeugma » est un mot grec qui était à l’origine le nom d’une ville et que l’on comprend aujourd’hui comme le pont. En philosophie il s’agirait plutôt d’un entre-deux, de ce qui établirait du sens entre deux pensées qui n’ont rien à voir. Le pont pour moi évoque surtout le fait de passer d’une rive à l’autre. D’ailleurs, le nom d’Abraham, premier prophète, signifie en hébreu « le passeur » : celui-ci a quitté son pays d’Ur et son père, qui fabriquait des idoles et a passé le fleuve pour rejoindre la cité d’Harran. Ce dialogue qu’il a avec Dieu et l’éternel est une forme de prise de conscience. En réalité, on peut comprendre le pont dans tous les sens du terme. L’idée que je préfère est celle de ce passage d’un endroit à un autre, d’une culture à une autre. Pour moi, on a tout intérêt à sortir de sa propre culture pour s’enrichir. Cela me fait penser à l’expression de Saussure : « seuls les poissons n’ont pas conscience de l’eau » ; car en effet, pour avoir conscience d’être dans l’eau, les poissons ont besoin de prendre conscience de l’air. Dans la culture, il peut y avoir ce côté asphyxiant, qui nécessite que l’on cherche à découvrir d’autres cultures, que l’on aille voir ailleurs ce que l’on ne connaît pas.
Un autre leitmotiv traverse vos trois expositions : le décor nocturne, qui abrite un bon nombre des scènes que vous représentez. Repaire du rêve, la nuit est-elle par essence le lieu du déploiement du fantastique et de votre propre imaginaire ?
J’essaie avant tout de coller à ma culture, qui possède un vocabulaire que je ne dois pas contrarier, c’est pourquoi je ne casse pas les mythes. La nuit est le domaine de l’intuition, du rêve et évoque aussi le féminin : la Lune est féminine, tandis que le Soleil évoque la lumière, le roi… J’ai une nette préférence pour la nuit et la féminité, de plus, Diane est la déesse associée à la Lune. Dans le mythe d’Ovide, quand Actéon est fatigué après avoir chassé, il va se réfugier dans un bosquet et s’y met à l’ombre. Quant à Diane, elle se trouve presque dans une grotte, l’eau dans laquelle elle se baigne est décrite comme profonde. Tel qu’il est raconté, ce mythe se déroule à la tombée de la nuit.
Dans la cour vitrée de l’École des Beaux-Arts, vous présentez une sélection d’œuvres plus anciennes, datant de 1987 à 2003. Outre leur date, ces œuvres dénotent par leurs dimensions monumentales qui contrastent avec vos toiles récentes. Comment avez-vous envisagé d’exposer à nouveau ces œuvres, entre 20 et 30 ans après leur création ?
Je tourne toujours autour d’un même sujet : un rapport à la mythologie, et ce quels que soient les formats ou les techniques. A l’École des Beaux-Arts, mes œuvres font référence à la Divine Comédie de Dante, et dans ce poème les chants sont vraiment présentés comme des mythes. Dante était kabbaliste, ce qui m’intéressait car la kabbale chrétienne est issue de la kabbale juive. C’est assez amusant de voir que les kabbalistes chrétiens cherchent à connaître la vérité, tandis que les kabbalistes juifs posent des questions, il y a donc une grande différence de positionnement entre les deux. Dans mes installations, on retrouve des animaux tels qu’ils sont évoqués dans les mythologies traditionnelles. Si l’on se réfère à la bénédiction de Moïse sur les tribus d’Israël, chaque tribu est associée à un animal, on retourne donc dans une symbolique assez classique et premier degré, comme dans mes œuvres que l’on peut voir à l’École des Beaux-Arts.
De plus, ces œuvres sont pour certaines tridimensionnelles et interactives : on peut par exemple explorer Ellipse comme un temple, découvrir l’intérieur de La Dive Bacbuc par fragments, déchiffrer les textes des Saintes Ellipses par des jeux d’optique et de miroir… Ainsi le corps et l’esprit du spectateur sont-ils davantage mobilisés pour les découvrir. Selon vous, cette implication est-elle importante pour faire la singularité de l’expérience esthétique ?
Bien sûr, elle est importante dans le fait qu’elle répond au sujet. La tente d’_Ellipse_ est une évocation du campement des tribus d’Israël dans le désert. Les animaux représentés à l’extérieur sont les attributs des différentes tribus, c’est pourquoi elle doit normalement être orientée dans une certaine direction, selon leur localisation géographique. À l’intérieur, il y a un escalier qui nous mène au saint des saints, c’est-à-dire à cette citation biblique qui dit (en français) : « Vous me construisez un campement et je serai à l’intérieur de ce campement ». Cette tente met donc en scène ce campement. La Dive Bacbuc fait référence au Quart Livre de Rabelais : comme dans cet ouvrage, on n’a jamais de vision globale de l’œuvre et l’on ne peut en avoir que des fragments. Entre les oculi à travers lesquels on découvre l’œuvre, il y a des parties cachées, et l’on se retrouve ainsi dans cette idée du zeugma : dans un entre-deux. Les Saintes Ellipses, grande pièce centrale, a été réalisée pour le festival d’Automne, où j’ai été invité à la réaliser dans la chapelle de la Salpêtrière. Cela m’a amusé de faire exactement le contraire de cette coupole, et d’emmener alors le zénith au centre de la Terre, le nadir. Il y a donc un effondrement de cette voûte céleste, et tout devient une anamorphose recueillie dans un jeu de miroirs. C’est là aussi une allusion au Big Bang, au point originel du monde. Quant aux grandes Indiennes, il s’agissait de commandes que j’ai faites pour le CAPC de Bordeaux, lieu qui accueillait de très belles expositions à l’époque. J’ai réalisé ces grandes toiles de 16 mètres de long — ainsi que d’autres qui ne sont pas exposées ici —, toujours dans l’idée de les peindre pour habiller les murs comme des tapisseries.
Au Musée de la Chasse et de la Nature, votre exposition est consacrée au mythe de Diane et Actéon, tel que narré par Ovide dans Les Métamorphoses. La déesse Diane, figure féminine chaste et impétueuse, prend les traits de votre femme, jusqu’à devenir sur certaines toiles un corps hybride et sans visage. D’où est né votre attrait pour cette déesse olympienne, si souvent représentée dans l’histoire de l’art au fil des siècles ?
Comme je vous le disais, l’intérêt d’un mythe est de pouvoir en faire ce que l’on veut. Ainsi, je réinterprète la figure de Diane à ma guise, jusqu’à faire de son visage une sorte d’érection sur une de mes toiles, où il prend la forme d’un phallus. Cela m’amuse d’avoir comme sujet la déesse ! Ici, le profane se trouve vraiment du côté d’Actéon. Même si je représente le visage de ma femme, je conserve une grande distance par rapport à elle : c’est une femme intouchable, je ne l’esquinte pas, contrairement à Actéon. Pour la représentation des corps dans mes tableaux, l’une des choses qui m’ont toujours inspiré sont les enluminures des moines du Moyen-âge. Toute la créativité de ces moines se révélait dans leurs dessins des lettrines, où l’on retrouve des animaux, des êtres vivants, des corps totalement disloqués… Je me souviens d’une époque où je regardais des petites lettrines de 3 centimètres de hauteur alors que je réalisais mes toiles autour de la Divine Comédie de Dante, et cela m’amusait de reprendre ces personnages minuscules pour les représenter sur 4 mètres de haut. Finalement, c’est la liberté que l’on retrouve dans les lettrines de ces moines, qui vivaient dans des espaces clos et austères, qui m’inspirait. On y voyait des corps s’exploser, c’est pourquoi mes corps s’explosent aussi sur certaines de mes toiles.
Actéon justement, qui a surpris Diane en train de se baigner nue, il est changé en cerf et finit dévoré par ses chiens. À travers vos toiles, vous représentez différentes étapes et approches de cette métamorphose. Avez-vous traité ce mythe pour prolonger les questionnements d’Ovide sur les rapports entre l’humain et l’animalité ?
Diane est une déesse olympienne, et les dieux sont au-delà du bien, du mal, de la morale. En revanche ce n’est pas le cas des mortels, ce qu’incarne Actéon. J’aime les chiens, et je ne voulais pas en faire des bêtes affamées mais des complices. C’est pour cela que dans ma version du mythe, Actéon est un personnage pervers, un voyeur lubrique qui dans une série de tableaux sodomise ses chiens. Dans la dernière série, ses chiens l’émasculent, ainsi devient-il le perdant de cette aventure. Dans la mythologie grecque justement, on analyse les comportements à travers des dieux, des animaux, des créatures, des centaures, etc. L’Occident et l’Europe ont très bien pensé la mythologie grecque, je n’ai pas grand-chose à y ajouter. Par contre, sur la mythologie talmudique, il y a très peu de textes et de théories. Grâce à des penseurs comme Lévinas, c’est en train de changer pour les étudiants, mais c’est seulement maintenant que l’on est en train de réaliser toute la dimension philosophique du Talmud. C’est comme si on s’était dit pendant des siècles que la mythologie grecque invitait à la philosophie, et le Talmud invitait à la religion, ce qui est faux ! Le Talmud n’a pas encore été exploré, et si quelqu’un comme Roland Barthes l’avait étudié il se serait régalé. Dans ce texte, rien n’est laissé au hasard ; j’ai pu passer plusieurs années à travailler sur seulement une page, afin d’essayer d’en comprendre les différents sens et traductions ! C’est un texte qui possède une incroyable richesse et dont les études ont beaucoup d’avenir.
En décembre dernier, vous avez fait votre entrée à l’Académie des Beaux-Arts, rejoignant huit grands artistes français dans la section Peinture. Que représente pour vous le rôle de l’Académie dans l’art aujourd’hui ?
Quand j’étudiais aux Beaux-Arts, l’Académie des Beaux-Arts était très mal vue et, en tant qu’étudiants, nous gardions cet état d’esprit-là. À l’époque, on y trouvait peu d’artistes incroyables, l’Académie s’endormait donc sur un passé glorieux, sans intérêt. Parallèlement, on avait vu se développer des mouvements très forts de l’avant-garde, avec ses papes — Picasso, Matisse, Duchamp — qui pouvaient parfois être très critiques à l’égard de l’Académie. Mais aujourd’hui en 2018, nous en sommes arrivés à un académisme très fort de l’avant-garde. Le marché de l’art est très présent et pollue tout, si bien que n’importe quel artiste conceptuel peut être désormais célébré comme une star. J’aime beaucoup cette citation de Ben qui dit : « Chômeur, devenez artiste d’avant-garde ». De nos jours, le marché est tellement fort que ce n’est plus le rapport entre les artistes et les mécènes qui importe, mais entre les artistes et les commerçants : nous nous ne trouvons plus dans l’art, mais dans un système économique de commerce. Dans cette situation, je pense que l’Académie peut participer de cette revalorisation de la France et de son patrimoine artistique à l’international, ayant comme but principal l’art en soi et non son commerce. Cela fait longtemps que l’on m’a proposé de rentrer à l’Académie, mais l’orientation qu’elle est en train de prendre avec son secrétaire perpétuel Laurent Petitgirard amène une nouvelle perspective très encourageante !