Amélie Bertrand — Musée de l’Orangerie
Le Musée de l’Orangerie invite la peintre Amélie Bertrand à une confrontation fructueuse avec les Nymphéas de Claude Monet entre ses murs. Un choix pertinent et convaincant qui offre aux visiteurs, en l’espace de deux salles, un point d’entrée idéal au cœur d’une démarche singulière.
« Amélie Bertrand — Hyper Nuit », Musée de l’Orangerie du 2 octobre 2024 au 27 janvier 2025. En savoir plus Renversants d’audace et de sensibilité, les nénuphars d’Amélie Bertrand, au centre de cette nouvelle série, irriguent les Nymphéas de Monet qui les suivent de la persistance de reflets de métal et jettent autour de leur silence la joie d’une modernité espiègle et grave, habitée par l’hypersensibilisation du réel et le bonheur de s’offrir les moyens de le fuir. En quelques tableaux et deux meubles, Amélie Bertrand projette le spectateur au sein d’espaces de réflexions qui semblent répondre à l’exigence d’attention induite par son illustre prédécesseur ; noyer leur regard au cœur d’une vision totale pour remettre en cause la primauté du visible.En alliant motif vivant et forme géométrique capable de spatialiser le transfert des contraires, le nénuphar a toujours figuré dans le vocabulaire de la peintre. Rejouant la partition de la grille et de la végétation, il se déploie au sein d’oasis synthétiques, passées par une construction initiale assistée par ordinateur. Comme Claude Monet transformait la nature, modelait son jardin de Giverny pour s’y fondre de nouveau dans sa peinture et le retoucher encore, Amélie Bertrand continue de nourrir son écosystème virtuel tout en se focalisant sur ses fondamentaux. Lumières, tonalités, contrastes et perspectives obéissent aux seules lois de l’apparition, pareilles au « pop » retentissant d’un surgissement immédiat d’un élément sur un écran — dans une grille de pixel — ; nécessaires parce qu’advenues.
Leur titre, inchangé ici, Swamp Invaders fait écho à l’idéal du genre, le Space Invaders, ce jeu vidéo mettant en scène un antagonisme élémentaire, notre bloc de pixels contre ceux apparaissant au haut de l’écran et n’a rien d’innocent. Sa peinture joue de la même évidence d’acceptation ; entrainé de bon cœur dans une dimension alternative, la confiance du spectateur est engagée dès le premier regard. D’entrée, il lui incombe d’embrasser cette hyperréalité où les éléments familiers s’imbriquent dans une chaine causale aléatoire mais loin d’être absurde ; écho subtil à notre incapacité de maîtriser et d’embrasser, d’un regard, le paysage de notre vie.
La grille initiale semble s’assouplir encore pour se muer en capitonnage, molleton accueillant où le regard se repose en compagnie des couleurs impossibles qui l’habitent. La dureté des angles épouse la rondeur des courbes, le clair s’accote à l’obscur pour figer un accord chromatique à la tonalité aigre-douce. Entre radicalité du motif et absolue volonté de partage, toutes les octaves se donnent à voir à la surface et de la mise en cage apparente des pierres, des plantes et des couleurs, il apparaît que l’enfermement ne soit qu’en trompe-l’oeil propice à la réinvention d’un espace mental.
La polyphonie du terme de grille et son ambiguïté, ce qui enferme comme ce qui donne une base à la formation du dessin initial du peintre reflète tout le trouble de ses univers « hypersensibles ». Les événements qu’elle dépeint sont immédiatement connectés à son pinceau, directement reliés à notre imaginaire, ils ne passent plus par la grille du réalisme et ne sont plus médiés par les lois de la physique. Tout flotte, tout glisse ; le vraisemblable se fige en une visée extatique qui, si elle fait appel à un lexique esthétique technologique marqué, s’en émancipe en envahissant le champ artisanal du geste virtuose de la peinture, devenue elle-même vecteur à contre-emploi d’un rendu qui, par ce choix, fait de sa « lisseté », une revendication de plénitude existentielle. En introduisant, à notre connaissance, ce néologisme, Amélie Nothomb le définissait ainsi dans Le Sabotage amoureux en 1993: « Qu’il me soit permis de créer le mot « lisseté » pour donner une idée, aux encombrés de toute nature, de ce que peut être un corps heureux. » Nous gardons ce tropisme essentiel vers une dimension positive auquel contrevient un terme comme « platitude ».
La peinture d’Amélie Bertrand n’arase pas. Elle construit patiemment sa pyramide plate, empile des volumes pour les prendre au piège de la planéité pour penser une « hiérarchie » horizontale, dépouillée de toute imposition de sa verticalité. Elle étend et étale dans l’imaginaire un fragment portant en lui les germes d’une extension possible à l’infini.
On rêve ainsi encore à cette grille subtilement appliquée sur les cimaises de la seconde salle d’exposition, qui au contraire de son rôle de clôture, semble en voie d’envahissement de l’espace. Là, par la réinvention de la peinture, la grille pousse.