Farah Atassi — Galerie Almine Rech
Figure de proue d’une réappropriation de la peinture, Farah Atassi (1981) poursuit depuis une dizaine d’années un œuvre cohérent qui charrie dans son centre de gravité autant d’inventions formelles que de signes et références dont elle explore le sens toujours aussi vivace aujourd’hui. La galerie Almine Rech présente une nouvelle série de cette artiste qui, de compositions vides de toute présence humaine, glisse subtilement vers un art du portrait qui n’en reste pas moins, une forme d’échappatoire au genre attendu.
« Farah Atassi — Paintings », Galerie Almine Rech du 5 septembre au 3 octobre 2020. En savoir plus La figure géométrique, explorée, modelée et assemblée reste la clé de voûte de compositions dont les silences, les absences et les retraits continuent d’imprimer un rythme de lecture pictural formidablement soutenu. Reléguant la suprématie de la perspective, les profondes obliques qui enfonçaient jusqu’ici les fonds de ses tableaux, Farah Atassi s’attache dans cette nouvelle série à des compositions plus frontales, où la profondeur de champ, comme ramenée de force à la planéité du premier rang, ne peut plus se cacher derrière l’artifice. Tout ici est donné, exposé en sa nudité au devant d’un regard forcément stupéfait face à l’accumulation d’informations qu’il doit, à son tour, traiter.Une volonté de renverser la hiérarchie des éléments picturaux en appliquant à chacun d’entre eux le même soin et, surtout, en annulant toute primauté de l’un sur l’autre ; un souci constant dans son travail porté ici par un geste encore radicalisé. La ligne de fuite ayant, à son tour, fui sans manquer d’imposer, en silence, ses lois, il appartient au regardeur de se laisser porter par les lignes, les motifs et les couleurs afin d’arrimer son attention aux pôles qui auront su magnétiser son attention. Une forme d’humilité face à la toile, face à la vie de la peinture par son auteur qui renverse de fait une autre hiérarchie, celle du créateur démiurge lançant ses filets comme autant de pièges à l’attention du spectateur dont il force le regard. Au contraire de ce fantasme de puissance, Farah Atassi, sans abandonner la maîtrise de son geste, de ses formes et de sa composition, laisse libre cours à la vie des formes et orchestre, plus qu’elle ne dirige, un jeu de formes qui intègre chacun dans son mouvement.
À l’image de l’insolent et vertigineux passage de deux fesses utilisées comme point de fuite vertical d’un premier tableau au centre de gravité impossible des suivants, la notion de jeu est toujours aussi prégnante. C’est à travers lui, à travers la tendance d’une pratique picturale à l’assaut des possibilités tracées par la voie qu’elle a empruntée initialement, que Farah Atassi est parvenue, à force d’insistance, de persévérance et d’intelligence dans ses agencements à une véritable absorption, à la reconstruction d’un monde personnel et cohérent, utilisant avec toute la force de l’évidence des procédés et signes « empruntés » dont l’usage transforme presque l’apparence en propres outils syntaxiques d’une langue qu’elle fait sienne.
Ici le décor fait corps. Joan Miro voulait briser la guitare de Picasso, Farah Atassi l’accorde à son propre mode harmonique, en joue et l’intègre, la digére dans son panthéon de formes devenues autels d’une mythologie confondant paysages et personnages, points fixes aux vertus d’échappatoires à l’imaginaire pour la pensée d’un autre monde, non pas transcendant mais transdimensionnel. Un négatif de nos assemblements chaotiques en forme de réunions de lignes. Ce monde, s’il se donne à voir, à lire, implique surtout le mouvement, dessine un parcours, en tous sens, aux perspectives impossibles à embrasser totalement, toujours en suspens donc derrière son farouche équilibre de composition.
De l’inspiration initiale qui a toujours structuré un œuvre qui se joue des émotions, des emprunts et des hommages pour recomposer des énigmes visuelles aux grilles multiples où le regard, perturbé par la familiarité des motifs et leur remise en crise à travers la construction de nouvelles formes, l’artiste assemble éléments par éléments des silhouettes devenues protagonistes spectraux, chargés des stigmates d’un héritage pictural marqué et des gènes de modes de représentation entendus. En d’autres termes, ses corps impossibles font, in fine, « figures » de l’abstraction.
Ces nouvelles lignes de sens écrivent ainsi, à la suite d’une histoire bien connue, les épisodes nouveaux d’une mue de la pratique du regard, les péripéties de formes devenues icônes et à leur tour assemblées en autant de nouvelles figures totémiques ; portraits tangibles et figures convaincantes de nos rêves abstraits.