Kiki Smith — Galerie Lelong & Co., Matignon
La galerie Lelong & Co présente dans son exposition From Inside de Kiki Smith une carte blanche à l’artiste qui a sélectionné une somme d’œuvres cohérente et marquante parmi son corpus pour penser un parcours où le corps se fait prisme trompeur d’une évocation éthérée de la mort.
« Kiki Smith — From Inside », Galerie Lelong & Co. Matignon du 20 mai au 13 juillet 2021. En savoir plus Avec de nombreuses œuvres des années 1990 accompagnant sa plus récente série mains en bronze, Kiki Smith offre un panorama de médiums qu’elle emploie (sculpture, dessin, installation, peinture) pour penser des axes métaphoriques qui sont autant de perspectives tangibles dans l’espace même de la galerie, installant une poétique de la perte dans la focale qu’elle dirige vers les diverses parties de l’anatomie, depuis l’intérieur que suggère son titre.Trois représentations de corps rythment ainsi la progression quasi circulaire d’une présentation qui alterne les émotions pour inventer son propre cycle de la perte et, sans doute, du recouvrement, voire du récolement d’une forme de vie. Élégant et lumineux, le parcours témoigne d’un équilibre tant dans les propositions que dans le trait et les matériaux mêmes que l’artiste déploie, jouant superbement de la fragilité et du défaut de précision comme de la maîtrise des compositions pour faire vibrer le doute sans enfermer son propos dans la seule symbolique.
Le premier, magistral, surplombe le centre de l’espace avec une réinterprétation du corps d’Ötzi, homme momifié naturellement retrouvé dans un glacier italien au début des années 1990 dans une pose singulière, le bras gauche plaqué contre le sternum, semblant protéger dans un ultime effort l’intégrité d’une enveloppe qui reposera ainsi des milliers d’années. La chair de cire redonne à l’image qu’on en connaissait et qui avait alors largement fait le tour de l’actualité une matérialité qui continue d’éclairer notre présent. À ses pieds, un morceau de bois découpé recouvert de doré matérialise, comme en écho, les strates du temps dont il était prisonnier. Maintenant émergé à la vue de tous, il trône, avec sa seule fragilité pour armure, au centre de notre attention.
Comme rejeté à nos pieds, un panneau tel un bas-relief évadé d’une cathédrale représente un homme aux allures de Christ, fragilisé lui aussi mais bien vivant, fuyant à quatre pattes un danger invisible que la multitude de références aux vanités (sculptures de mains, tronc abandonné, etc.) laisse facilement deviner. La mort, moment cathartique de toute vie, est bien l’actrice principale de cette pièce à la tension palpable. À l’envers pourtant de sa définition ontologique qui la veut objet d’une expérience « impossible », elle se dévoile ici dans une matérialité que la poétique métaphysique et morbide, quoique d’une luminosité éclatante, de Kiki Smith invente. Si l’on déjoue ainsi les tendances symboliques aux limites de l’excès que l’artiste peut frôler (la madone noire succède à la blancheur de l’homme de glace), son œuvre révèle une subtilité profonde qui fait se réunir, en les éprouvant tout autant, les contraires.
Le frisson et le doute installés, les coupes anatomiques et dessins d’organes isolés (et stylisés) tracent dans l’espace la ligne en pointillés vers une forme de synthèse tangible de l’effroi, jusque dans le corps, d’une mort et de toutes les morts qui pourraient nous saisir, s’emparer de ce que nous sommes pour nous faire devenir, pour l’éternité, ce que nous aurons été.
En négatif, la trace noire en bronze du dernier corps anthropomorphe voit émerger de ses entrailles une multitude de phalanges qui la transpercent. Cette découpe inversée d’un corps soumis à la manipulation effrénée de mains étrangères tentant de s’emparer de sa chair convoque encore la figure christique d’une torture imaginaire, celle d’un corps dont tant d’autres fouilleraient, fouiraient jusque dans ses entrailles pour en récolter et en récoler toute la matérialité qu’il lui reste. Sans éluder la dimension féministe toujours active au sein de son œuvre et une fois encore mise en jeu ici, Kiki Smith étend le spectre d’une problématique qui tend à une dimension plus générale.
« Ceci est mon corps » se pare alors d’une angoisse universelle et le Corpus Christi devient la métaphore élargie d’angoisses existentielles qui dépassent bien évidemment (n’était-ce pas là le but des reprises de récits mythologiques qui l’ont historiquement installée ?) la seule dimension chrétienne pour embrasser la somme de terreur, de doutes et de questionnements que constitue le corps, l’être et son souvenir.