
Wolfgang Tillmans — Centre Pompidou
Sidérante, géniale et saisissante, la carte blanche confiée à Wolfgang Tillmans dans les espaces déblayés de la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou est l’un des plus beaux cadeaux que l’on puisse offrir à tous ceux qui y ont épuisé leurs journées. Dans l’immensité d’un plateau vidé de la plupart de son mobilier, l’artiste disperse des centaines d’œuvres — photographiques, sonores, vidéo et interactives — pour n’en faire qu’une.
« Wolfgang Tillmans — Rien ne nous y préparait − Tout nous y préparait », Centre Georges Pompidou du 13 juin au 22 septembre. En savoir plus Un vertige plastique kaléidoscopique qui rend hommage à la part expérimentale de l’artiste, puisant dans les modalités techniques de nouveaux rapports à l’image et, partant, réfléchissant à la lecture du temps à travers ses voies de représentation. Du choix subtil des ouvrages encore à disposition dans un rayonnage de la bibliothèque aux extraits de conversations sur Instagram, de la succession même de ses œuvres aux silences capturés dans la bibliothèque, le savoir et la communication sont vectorisés par les images qui les portent.D’une inventivité sans bornes et d’une richesse inattendue, cette immense exposition dépasse la monographie pour constituer un geste, une rencontre relevant de la révélation. Tillmans, qui travaille depuis près de trois ans sur ce projet, y explore le monde qui nous entoure autant que les questions essentielles qui le traversent. De la captation physique de l’image à travers les particules de lumière à l’enregistrement d’un regard en pleine recherche dans la bibliothèque, il tisse un lien entre le grand tout et le pur événement local pour composer une mappemonde sans nation du regard.
De ce qui flotte (l’observation astronomique) à ce qui frotte (la documentation de scènes alternatives), Wolfgang Tillmans est devenu, depuis près de quarante ans, maître d’un imaginaire de l’inenvisageable. Jouant de la fragilité même d’un médium photographique perpétuellement en mutation, il redouble la nature fugace d’un monde en perpétuelle transformation. Avec son titre à l’ambiguïté féconde, Rien ne nous y préparait, tout nous y préparait, il saisit surtout la logique d’une société postmoderne dont la trajectoire puise une absurdité essentielle dans sa cohérence, et révèle la complexité de ses archaïsmes dans l’évidence de ses fuites en avant.
Pour autant, en distillant dans l’objectivité cadrée de ses images une pratique et un investissement personnel plus qu’un dogme, un engagement et une éthique plus qu’un argument, il donne à chacun de ses projets un souffle unique qui, rétif à toute symbolique figée, fait signe et fait sens — quand il ne porte pas en lui un acte de reconstruction, par le rapport à l’autre, de ses propres fêlures. Une exigence majeure qui donne toute sa valeur à cette présentation et en fait un modèle unique. À rebours d’une présentation chronologique, l’exposition du Centre Pompidou se déploie comme une rétrospective de l’artiste par affection, voire par effraction. On entre et on sort dans ses séries, on glisse à travers les époques en toute liberté, contraints pourtant à s’assurer, en les vérifiant, des dates de prise de vues. Car s’il ne s’attache en aucun cas au fantasme d’un temps immémoriel, sa photographie saisit, dans la modernité, ce qui tient et s’accroche.
Car il y a chez Wolfgang Tillmans cette évidence insolente ; chacune de ses photographies, dans son dénuement et sa spontanéité, sa justesse et son écart savamment dosé vis-à-vis de toute récupération symbolique, peut constituer le point de départ d’une exposition. Chacune d’entre elles ouvre, en quelque sorte, à la possibilité d’un œuvre unique. Cette cohérence par l’éclatement prend tout son sens dans un espace d’exposition tel que celui de la BPI, aussi chargé d’histoire, de fonctionnalités spécifiques (certaines précieusement conservées ici), qu’opportunément ouvert à un parcours libre. On y suit alors les fils narratifs disséminés qui portent en eux cette même fonction de dispersion.
Et il apparaît qu’avec cette exposition, il ouvre une nouvelle dimension à son œuvre. En plus de s’emparer, comme il a toujours su le faire, d’un espace donné pour en modeler, à travers ses images, une nouvelle réalité architecturale, c’est bien ici le corps du visiteur qui, pris dans la spirale des multiples dimensions des œuvres, se retrouve interrogé dans sa propre échelle, baromètre d’un spectacle du quotidien qui le déborde.
Ses fragments deviennent des sédiments de moments, brisant la proportionnalité pour s’ouvrir à l’incohérence de leur modèle, et nous engagent, à notre tour, à faire mouvement vers l’une ou l’autre des propositions. Et recommencer sans cesse. Reflet de cette utilisation poétique d’une bibliothèque évidée pour remonter les souvenirs d’un œuvre qui, dans sa complexité, porte déjà sa propre infinité de points de vue.
En démultipliant les techniques et les temporalités du spectacle — de la rencontre instantanée de l’image à la réflexion, par le miroir, de l’architecture zénithale du Centre Pompidou — Tillmans joue de notre attention, perturbe la logique de notre concentration pour nous forcer, face au trop-plein comme face aux vides apparents, à faire l’impasse, à sauter certains éléments pour mieux se laisser imprégner par le suivant. Mais ce vide ne l’est jamais tout à fait ; il se peuple de moments magiques que chacun a le loisir de s’inventer.
À quelques mètres d’une sortie de secours, derrière une cimaise dont on ne découvre l’envers qu’en la touchant presque, une photographie de souris évadée d’une plaque d’égout fait face aux pièges à souris du Centre qui n’ont rien d’illustratif. Un redoublement par l’image qui dit tout de cette ligne continue nous reliant au monde et à sa représentation, voyant l’artiste se saisir — et nous confier — la charge du réel qui nous entoure. Autant de micro événements, micro représentés par un processus d’impression sur une surface minuscule, rendus à une magnificence nouvelle par leur tirage et leur mise en exposition, documentant et cataloguant, en suivant leur propre mobilité, la vague gigantesque d’une vérité qui nous dépasse toujours. Une douceur certaine, mais sûrement radicale.
À l’image de sa photographie qui, ancrée dans le quotidien, utilise la verticalité comme un exercice plastique. En dialogue avec le bâtiment, l’œuvre de Tillmans — qui a lui-même échangé avec l’architecte Renzo Piano — excède les limites imposées par les murs pour le faire vivre dans sa modularité initiale. Profitant également d’une étendue horizontale exceptionnelle, il y fait danser les lignes présentes en jouant sur les rapports de couleurs, les angles durs comme les courbes les plus organiques disséminées dans ses images. De quelque bord que l’on commence le parcours, tout y semble véritablement dessiné à la pointe d’une plume aiguisée par le regard rétrospectif. Car au-delà de son poids conceptuel, Rien ne nous y préparait, tout nous y préparait est d’abord un spectacle plastique, conjuguant dans son magnétisme de l’image une concrétion des problématiques portées par son utilisation, charriées par sa transformation.
Dernière exposition d’envergure du Centre Pompidou avant sa fermeture, elle est enfin une prouesse expérimentale, un carrousel d’émotions et d’intuitions sans précédent, qui débride l’ordonnancement des savoirs de la bibliothèque pour y ériger un catalogue de détails, de percepts, participant à l’expérience d’une autre forme de connaissance. Les images sont autant de découpes d’idées et d’inventions, instantanés d’un temps qui se poursuit et vit jusqu’à nous, faisant définitivement de sa photographie un contre-pied à la dictature de l’événement, pour tendre, plutôt, vers la possibilité de l’avènement, chaque fois recommencé, d’un monde entier, de son histoire passée comme de son passage vers l’avenir.