Entretien — Alexandre Singh
Exposé jusqu’en juillet à l’espace Rosenblum Collection, lauréat du Prix Meurice pour l’art contemporain 2012/2013, Alexandre Singh propose une archéologie de la psyché humaine. Partition de signes donnée comme un vaste conte ou un air de musique, l’écriture s’amuse des codes esthétiques. Entre poésie et digression : la rhapsodie.
Paloma Blanchet-Hidalgo : Qu’il s’agisse de performance, de sculpture, de dessin ou de collage, l’invention narrative est pour vous essentielle.
Alexandre Singh : J’aime raconter des histoires ! Tout objet suggère un usage, donc un contexte. Et la fable est en elle-même porteuse de personnages ou d’objets, de gestes ou d’actions, riche, en somme, d’une matière visuelle.
Quels rapports l’écriture entretient-elle avec votre pratique ?
Crossing Mirrors @ Rosenblum Collection & Friends from October 18, 2012 to July 18, 2013. Learn more Elle s’impose de plus en plus comme matrice de mes projets. La narration est comme une toile d’araignée ; douée d’une logique propre, de règles internes et de jeux formels, elle capture et accumule dans son tissu imaginaire ces mouches en plastique que sont les objets. La présence du texte, imprimé dans un livret et associé à mes pièces, invite à une mise à distance par la diversité des langages adoptés. Ou peut-être est-ce l’inverse, la multiplicité des points de vue sur une même pièce la rendant en quelque sorte plus accessible…Un dispositif d’enchâssement structure votre roman The Marque of the Third Stripe. En quoi participe-t-il d’une démarche réflexive ?
Cette dimension réflexive apparaît nettement dans la description d’environnements et d’objets semblables à ceux présentés dans l’espace d’exposition. Mais ce roman met aussi en scène « l’esprit maléfique du monde ». Il entre en contact avec des sportifs qui, représentés par des carrés noirs et blancs, surgissent directement dans l’esprit humain et apparaissent dans une vidéo qui reprend l’histoire. De plus, à chaque mot correspond un motif visuel et inversement. Le roman est donc entièrement construit selon une logique d’emboîtement, de mise en abîme. D’une manière générale, la dimension méta-textuelle me semble être au cœur de tout travail artistique. Car la création est un jeu ; et le jeu explique ses propres règles, tout en proposant le moyen de les contraindre.
Certaines de vos pièces manifestent le fantasme d’une connaissance universelle et absolue…
C’est bien le cas de certaines Assembly Instructions, associations d’images qui se présentent comme des modes d’emploi ou des cartographies d’idées un peu puériles : Manzoni, Klein, Colour Theory and Statuary ou Ikea . Dans cette dernière, les collages forment le noyau d’une conférence imaginaire au cours de laquelle Ingvar Kamprad, fondateur d’Ikea, aurait eu l’idée de créer une chaîne de magasins contenant toute la connaissance de l’univers. Matelas, coussins et meubles divers véhiculeraient, dans leur agencement, un langage secret et codé. Un constat peut-être absurde, sans doute plein d’hybris .
Au sujet de cette série, vous évoquez les « palais de mémoire », antique ars memoriae, ou art de la mémoire, fondé sur le souvenir de lieux existants. On pense aussi à La Bibliothèque de Babel de Borges (Fictions).
Un ami écrivain, Vincenzo Latronico, suggère que tous les artistes tributaires de la pensée de Borges devraient lui verser une taxe ; je serais le premier à devoir le faire. Car, bien sûr, il y a des analogies entre ses Fictions et mes constructions mentales. Mais comment pourrais-je l’éviter ? Je lis, je rêve, j’aime aussi Les Mille et Une Nuits. Qu’y puis-je ?
Vos pièces mettent-elles en évidence des codages symboliques ?
Disons qu’elles articulent mes propres codages à des imaginaires pluriels, comme celui de la Kabbale. Ce système vénère la manifestation des dieux sous dix aspects, les Sephiroth, lesquels m’évoquent les dix joueurs d’une équipe de football. Il existe selon moi des relations formelles entre l’organisation des Sephiroth et les plans d’attaque du PSG. Peut-être existe-t-il aussi des relations conceptuelles. Je joue, j’invente pour m’amuser, tout en espérant amuser aussi le spectateur. Si je trouve quelque chose d’important en chemin, c’est un accident bienvenu. Mais ce n’est pas le but.
Vous affirmez votre intérêt pour les Essais de Montaigne. Un recours aux discours de l’altérité et une forme de « rhapsodie » lui permettaient de suivre l’évolution de sa pensée. Votre pratique est-elle aussi un lieu d’observation, de bifurcations ?
On a souvent rapproché mon travail de réseaux physiques et virtuels tels que l’Internet ou les structures arborescentes. Pourtant, mon projet n’est pas là. Une véritable histoire est moins rhizomatique que rhapsodique ; notre propre vie suit un chemin fait de nœuds et de digressions, à la manière de Tristram Shandy (Laurence Sterne). De Montaigne j’aime en effet la quête de compréhension, ainsi que la grande diversité des sujets qu’il se donne. On retrouve cette influence dans les Assembly Instructions . Accrochées aux murs et reliées par des points, elles tentent de formuler une idée concrète via un médium abstrait : le dessin. Du reste, les images elles-mêmes m’intéressent moins que les relations qu’elles entretiennent, au gré de lignes, de cercles ou de structures digressives. Autant de traits que l’on retrouve dans La Critique de l’École des Objets .
Il y a aussi, dans cette installation, quelque chose de la maïeutique socratique…
Oui ! C’est selon moi une superbe technique pédagogique et dramatique. Il ne faut pas oublier que tout échange entre personnages relève de la dialectique. D’ailleurs, j’aime aussi les dialogues de Diderot, en particulier Le Neveu de Rameau .
La Critique de l’École des Objets semble faire le diagnostic d’une époque et d’un discours pédant auquel elle n’adhère plus. L’œuvre a-t-elle pour vocation de questionner le statut d’un spectateur devenu lui aussi personnage ?
D’une certaine façon, oui. Le spectateur est immergé dans le dispositif, en tant que sujet d’une conversation menée par des objets qu’il regarde sans cesse. Il prend alors conscience de lui-même. Les objets sont capricieux, idiots, hypocrites, imbus d’eux-mêmes ; leur comportement picaresque tourne en dérision, sur le terrain de la mondanité, le badinage propre aux gens de la société cultivée, comme vous et moi ! Je trouve par ailleurs touchant que, durant toute la scène, les personnages restent soumis aux mêmes forces, aux mêmes problèmes.
Quelle tension entre humour et gravité ?
C’est un problème intéressant. Certaines œuvres trouvent un équilibre parfait entre ces deux forces. On peut citer Don Giovanni et Le Nozze di Figaro, presque tout Shakespeare, les pièces de Tom Stoppard ou les films de Woody Allen, Annie Hall et Manhattan. Voyons ensemble Melinda and Melinda et discutons-en après !
Pouvez-vous évoquer The Humans, projet qui vous a valu le Prix Meurice 2012/2013 ?
The Humans est une comédie que j’écris en ce moment et dont j’assurerai la mise en scène en automne 2013 au Schouwburg de Rotterdam, puis à la Brooklyn Academy of Music de New York. La pièce a comme point de départ les comédies d’Aristophane. L’histoire, fantasmagorique, repose sur les efforts de certains esprits pour empêcher la création du monde. Cette « cosmogonie » prendrait la forme d’un théâtre total incluant musique et danse, pour exprimer, avec humour absurde et légèreté, la dualité nietzschéenne du dionysiaque et de l’apollinien.