Entretien — Marc Bauer
Pour cette exposition personnelle Le Collectionneur qui se tient au Centre culturel suisse jusqu’au 14 avril 2013, Marc Bauer s’inscrit volontairement dans une trame historique. Sous différentes formes et par le biais de plusieurs techniques ; crayon, craie noire, plexiglas, dessin mural, il évoque l’Occupation de la France et la spoliation des biens des juifs par les nazis. Avec grâce et virtuosité, il emprunte une brèche douloureuse et traite avec une juste force qui interdit le pathos ce sujet noir. L’artiste helvète répond à nos questions.
Léa Chauvel-Lévy : Ce travail sur la spoliation des biens de juifs par les nazis pendant l’Occupation parle-t-il de votre histoire personnelle ?
« Marc Bauer — Le collectionneur », CCS — Centre culturel suisse du 1 février au 14 avril 2013. En savoir plus Marc Bauer : Il y a toujours une très grande part d’autobiographie dans le travail mais il ne s’agit pas de retranscrire ma propre vie ici. Je n’ai pas vécu cette période et je n’ai dans mon entourage aucun ami qui m’aurait raconté cette histoire. Mais si je travaille sur cette période c’est qu’elle raisonne en moi, même si je ne sais pas vraiment pourquoi, intimement je suis touché par cela, et j’y réponds avec ce que j’ai à ma disposition, mes propres souvenirs et ma propre imagination.Comment êtes-vous venu à cette période de l’histoire ?
Je ne pensais pas parler de cette période. Mais j’ai trouvé des photographies qui relataient cette histoire et qui m’ont plu, alors je m’y suis plongé. J’ai trouvé ces images sur internet principalement et m’en suis servi comme modèle. Je travaille très souvent d’après photographie. Cela m’a plu de dessiner des intérieurs, des salons. Ce qui m’a beaucoup intéressé également est le fait que l’Occupation allemande, à travers la spoliation et les conditions de la reddition de la France, ait créé durant la guerre une économie du vol, du meurtre et de l’appropriation. La création d’un système économique qui s’étend d’un niveau de voisinage à un niveau international… La spoliation des biens des juifs n’est qu’un des effets de l’extrême violence du régime nazi.
Il n’y a aucun pathos dans votre travail sur cette spoliation. Quel regard portez-vous sur cet épisode historique ?
Je ne donne que les images nécessaires pour rendre l’atmosphère de cette période, je ne cherche pas à travailler sur le pathos mais vraiment sur les images elles-mêmes, à les rendre les plus fortes et complexes possibles. Le dessin lui-même impose une certaine distance, car c’est un médium lent et quotidien. Et puis comme je vis dans ces images pendant de longs mois, je les appréhende différemment. Il n’y a pas de prise de position émotionnelle dans mon travail, mais plutôt un point de vue éthique dans le choix de représenter telle ou telle image.
Quel est ce choix éthique ?
C’est choisir très précisément quel point de vue je prends sur un sujet. Qui parle, de quelle position ? Par exemple dans Nostalgia, Paris 1940 , le narrateur est un jeune officier nazi. J’essaie, grâce à des recherches, correspondances, films documentaires de leur trouver une voix. Cette position éthique, je souhaite qu’elle ne réduise jamais une situation à un cliché mais au contraire qu’elle ouvre sur la complexité de cette situation.
Le choix du crayon gris, gommable, effaçable et brumeux a supplanté le fusain, qu’aimez-vous dans la simplicité du crayon ?
Ce qui est fantastique avec le crayon est que l’on peut obtenir toute sorte de gris, toute sorte d’effet métallique ou de brillance. Paradoxalement le noir n’existe pas. Je travaille le crayon un peu comme si c’était de la peinture : je gomme, je reviens dessus, je laisse apparaître des traces…
Alors pourquoi ne pas utiliser la peinture ?
Je peins chaque année un mois mais je détruis tout car je ne suis pas satisfait. Le poids de l’histoire de la peinture me bloque totalement, je me sens beaucoup plus libre et « frais » en dessin. Et c’est curieux car je regarde beaucoup de peintures et assez peu de dessins…
Vous utilisez également la craie noire, notamment à même les murs. Que cherchez-vous dans le fait de dessiner directement sur le mur de l’institution ? Une incrustation, une façon de rendre plus durables les images ?
Les dessins muraux changent l’espace, car ils apparaissent comme des éléments architecturaux. Cela permet de jouer avec la perception que le visiteur aura. Il y a aussi comme vous le notez une idée d’incrustation puisque le dessin fait partie du mur, et donc du lieu. Certes les murs seront repeints en blanc et ne garderont aucune trace visible mais le dessin sera toujours là, juste sous la surface…
La salle des dessins muraux s’ouvre sur ces papillons disposés les uns à côté des autres comme les entomologistes ou les collectionneurs les conservent…
Les papillons sont importants dans cette salle, car ils sont l’image de la fragilité, d’une certaine beauté et élégance. En même temps ils sont épinglés, voués au statut d’objets décoratifs. J’y vois l’idée de la collection comme préservation et comme objet mortifère condensée en une seule image.
À même le mur également, vous représentez une bulle de BD où l’on reconnaît le célèbre personnage de Tintin, que cherchez-vous à introduire ?
On m’a lu Tintin enfant et dès que j’ai été en âge de lire, j’ai lu tous les albums d’Hergé, je les lis encore aujourd’hui, régulièrement. L’image que j’ai choisie est tirée des Sept boules de cristal et représente le professeur Hippolyte Bergamotte présentant la momie de Rascar-Capac à Tintin, au capitaine Haddock, au professeur Tournesol ainsi qu’à Milou. Le professeur Bergamotte pose fièrement devant sa nouvelle acquisition même si cette momie a été volée au Pérou, à la civilisation inca. Il y a donc une analogie évidente entre l’extermination des Incas et l’extermination des juifs, dont Hitler voulait faire un musée pour montrer les restes d’une civilisation éteinte.
Est-ce une façon de dédramatiser que de dresser ce parallèle via l’univers de la bande dessinée et de Tintin ?
Je ne perçois pas Tintin comme un univers pour enfant, pour moi c’est une œuvre très sérieuse et très profonde. Je ne perçois pas de hiérarchie entre Tintin et le narrateur de Proust, tous deux créent un monde qui tente de décrire et de nous apporter une relation plus intime au réel. J’ai été vraiment traumatisé par Rascar-Capac…
La grande fresque murale juste à côté semble sans âge, elle est presque tribale, qu’y représentez-vous ?
Mon grand dessin mural semble effectivement d’un autre temps, certainement parce qu’il a une allure Art déco. Il est dessiné avec une touche année 40. Je voulais une très grande image pour qu’elle devienne une surface : un rideau dont l’ouverture nous permette à peine de voir un couple en train de danser. Sur la photographie d’origine, les personnes étaient déjà très floues, je les ai redessinées, mais ce couple reste une fiction. Cette fresque est finalement presque grandeur nature.
Vous avez également disposé des vases dans le parcours. Pourquoi ne pas les avoir dessinés, qu’apporte l’objet matériel à votre travail ?
Les vases ont plusieurs fonctions dans cette exposition. D’abord, ils ont cette présence très différente des dessins… Et puis, ils balisent l’espace du Centre culturel suisse qui est assez compliqué. Ils offrent grâce aux bouquets des touches de couleurs qui disparaîtront à mesure que les fleurs se faneront. Le vase est également pour moi un objet très bourgeois et en peignant dessus, je me l’approprie et lui confère une certaine individualité, « un contenu ». Le vase en porcelaine blanc est cette surface immaculée sans aspérité, sans rien qui ne puisse le différencier d’un autre vase. Une fois peint, il devient unique. Et unique, il devient signifiant.
Vous écrivez et faîtes toujours une place à la narration et aux légendes dans votre travail. Pouvez-vous expliquer ce besoin d’accompagner vos dessins de texte ?
Mes images ont toujours besoin de leur contexte pour fonctionner. Soit le contexte se trouve dans l’image-même car le spectateur reconnaît le sujet et lie donc mentalement l’image et son contexte, soit je le donne par le texte. Ici, il s’agit de courts textes qui sont comme des impressions provenant d’un journal intime. Mes narrations sont toujours extrêmement fragmentaires, c’est le spectateur qui doit tenter de combler les trous, de créer sa propre narration avec ses propres souvenirs.
Dans votre série Ballade, Ville Ouverte, vous peignez sur Plexiglas. La peinture à l’huile sur ce matériau coule et forme une image floue, on a parfois l’impression de regarder le monde depuis une fenêtre après la pluie. Que cherchez-vous dans ces effets, le choix de ce support ?
C’est exactement cela, ce sont des images qui transcrivent une impression plus qu’une image. C’est une impression immédiate, furtive, qui semble s’être solidifiée ou imprimée alors qu’elle était en train d’apparaître ou de disparaître. Le Plexiglas étant transparent, on a de la peine à identifier le support et cela confère à l’image une grande fragilité. Une amie me disait que l’on a l’impression que les peintures pleurent, peut être cela a été ma façon de montrer la tristesse liée a cette période.
Avez-vous peint dans une tristesse inhérente à cette période historique tragique que vous traitiez ?
Je crois que tout ce qui concourt à la création d’un dessin ou d’une peinture imprègne cette dernière. Les choses, le ciel gris de l’hiver, le sujet sombre, le fait d’être heureux ou pas. Tout cela se fixe sur la peinture et sur le dessin. Les choses sont toujours très minces et perméables…