Entretien — Johan Creten
Trois ans après son exposition Continent noir, le Flamand Johan Creten revient à la galerie Perrotin (ainsi qu’au musée Delacroix), entouré de ses sculptures abstraites à l’aspect si lisse qu’un liquide semble les recouvrir et couler d’elles. L’occasion de revenir sur les choix radicaux et déterminants pour l’histoire de l’art, qui l’ont porté à travailler la céramique et font aujourd’hui de lui le pionnier de ce matériau dans le champ contemporain. Rencontre avec une vigie dont les idées décisives ont germé dans la Belgique des années 80.
Léa Chauvel-Lévy : On associe beaucoup la céramique aux arts décoratifs, pourquoi vous êtes vous tourné vers ce matériau traditionnel ? Quel a été le déclencheur ?
« Johan Creten — The Vivisector », Galerie Emmanuel Perrotin du 12 janvier au 23 février 2013. En savoir plus Johan Creten : Enfant, j’ai découvert qu’en utilisant un bout de glaise, je pouvais faire des figurines qui avaient un pouvoir sur mon entourage. Car quand j’étais gamin, je communiquais très mal avec les autres. Je détestais le sport, je lisais des livres, j’écoutais de la musique classique et j’allais me réfugier au musée dans une solitude fertile. Je me suis fait tabasser par les enfants jusqu’au jour où ils ont pris conscience que je savais dessiner, modeler. Cela m’a donné une arme pour survivre ainsi qu’une place dans leur cercle. Il ne s’agissait pas seulement d’un plaisir pur de faire des choses pour moi-même, c’était aussi une façon de survivre en société. Je raconte aussi souvent cette histoire… À 14 ans, je venais acheter des crayons tous les deux jours chez un marchand de couleurs. A force de me voir, il m’a proposé de lui montrer ce que je faisais et m’a encouragé à venir travailler devant sa boutique les jours de braderies, en l’échange de quoi il me donnerait tous mes outils gratuitement. D’expositions en café, à produire des peintures pour des propriétaires de fermes, à faire des expositions chez un médecin de province, j’ai appris à me construire un réseau. Beaucoup plus tard, je suis arrivé aux Beaux-Arts de Gand, inscrit en peinture. Cela me plaisait mais j’ai découvert que l’espace de céramique était déserté, abandonné, vide. Lorsque j’ai touché la terre, j’ai immédiatement senti qu’il y avait une place à prendre. Une place dans l’art, mais aussi une place dans la création. J’ai d’abord commencé à faire des choses que j’incluais dans mes peintures et rapidement, je me suis heurté à une réalité : un artiste qui touche la terre, c’est très tabou dans le milieu de l’art contemporain. Dans les années 80, on vous rangeait de côté, « ça ne se faisait pas ». Cela m’a stimulé dans le sens où j’ai compris que je devais « faire » cette place. En 2013, lorsque les articles expliquent que j’ai ouvert la voie à beaucoup d’artistes, cela me plaît, je suis conforté dans le choix que j’ai fait. Tout doucement, même le milieu officiel commence à accepter que ce que je fais est simplement de l’art, de la sculpture. J’ai eu la chance que, dès mes débuts, Christian Bernard de la Villa Arson m’invite avec d’autres artistes pour exposer exclusivement des sculptures en céramique. Il avait compris que sous le lubrifiant de la beauté et la matière déroutante de la céramique, il y avait tout un univers d’histoires, de thèmes politiques et sociaux et que la céramique pouvait traiter du monde. Mais cela reste une bataille, encore aujourd’hui. C’est ce que je trouve stimulant ; être sur la brèche…Comment expliquez-vous que cela soit encore une bataille ?
Je pense que l’on touche à des tabous très profonds liés à la terre. La terre est sale, humide. Dans la représentation collective, elle est touchée par ce qu’il y a de plus pauvre et de plus « idiot ». Le paysan qui travaille avec ses mains… la boue qui reste associée à l’excrément. La terre est un déchet, et puis c’est bas, on marche dessus, littéralement. Cela est lié aussi à un autre tabou, celui du créateur qui se prend pour Dieu. Celui qui touche la terre et en fait un être transgresse des interdits religieux. Dans la religion juive, on ne fait pas ce que fait Dieu, il en va de même pour la religion catholique : il y a là l’arrogance de l’homme qui se prend pour dieu. Concernant l’art contemporain, c’est lié je pense au fait que depuis un bon moment, on pense l’intellect plus important que les mains. Dans l’art conceptuel et minimal, tous ces artistes qui travaillent avec leur tête sont forcément meilleurs, plus intelligents et plus sophistiqués que le pauvre qui ose toucher la matière avec ses mains. Ce qui renvoie à la lutte sociale entre celui qui a des ampoules sur les mains et celui qui pense. Ce sont là des raisons profondes au dégoût d’une partie du monde de l’art pour cette matière. Mais il y a sans doute aussi un facteur symbolique. Lorsque l’on touche à la terre, on touche également à la mère, en anglais « mother earth ». Pour les vases, on parle de son ventre, et de son cou, ce qui renvoie aux lignes féminines. Dans beaucoup de cultures ceux qui touchent la matière terre pour lui donner une forme sont les femmes. En Afrique, c’est notamment le cas, les hommes n’y touchent pas. Bernin a fait des petites études en terre, certes, mais globalement, la terre verse plutôt du côté féminin. Il y a donc tous ces préjugés et interdits dans cette matière que j’ai décidé de faire mienne.
Qu’apporte la terre à l’art contemporain ?
Plus de liberté… Une acceptation de l’histoire. Cela permet aussi d’amener de la couleur, des textures, des transparences et surtout une peau qui est très différente de toutes les peaux apportées par d’autres matériaux. Medardo Rosso, fait par exemple des sculptures impressionnistes en utilisant une cire liquide sur les corps. Rodin utilise, lui, du plâtre liquide. Il fait du collage et du patchwork, dans ses pièces les plus excitantes, et les trempe dans le plâtre liquide qui unifie la sculpture. Moi, j’utilise l’émail avec toutes ses particularités ; opaque, transparent, translucide, doux, coloré ou non. Cela forme une peau (au sens de l’épiderme) sur les œuvres qui est très différente des peaux que l’on peut voir en sculpture.
L’émail est comme une peau, la sculpture est donc radicalement du côté du vivant…
Oui… Je l’ai même toujours placée du côté du « magique ». Dans une veine très romantique. L’objet d’art a un pouvoir sur le spectateur comme peut l’avoir un objet « possédé ». Dans l’idée d’être possédé, il y a la notion de « charge » comme on le dit pour les objets africains, « chargés » d’une énergie qui pourrait les rendre dangereux. Cette position romantique est naturellement très éloignée du cynisme contemporain. Faut-il penser que je suis romantique ? Oui, on pourrait le dire comme ça, dans l’idée que l’art guérit, soulage et change le monde. C’est en cela ça que Joseph Beuys m’a énormément touché. Avec cette vision que l’art peut aider une société à changer, comme il a pu le faire avec 7000 Chênes à la documenta de Cassel en 1982. Ce sont des idées qui se retrouvent dans mes performances des années 80, « Kunstkamer ».
Bernard Palissy, grand esthète et céramiste de la Renaissance vous a également beaucoup touché…
C’est surtout que j’ai utilisé Palissy comme exemple pour montrer que les choses que l’on pense voir dans une œuvre ne sont pas toujours ce qu’il y a effectivement. Les plats de Palissy que les gens appellent décoratifs avec ses lézards, grenouilles et serpents parlent plus d’alchimie, de transformation, de passage d’un élément (air, eau, terre) à un autre, que de décoration. De la même manière qu’au début j’ai fait des sculptures avec des animaux par exemple Les Amants avec de gros coqs ! Les personnes qui ont acheté cette œuvre ont d’ailleurs mis du temps à comprendre qu’il s’agissait de coqs. La céramique est une cuisine, il faut en faire quelque chose. C’est excitant de pouvoir parler d’homosexualité, de racisme ou d’interdit social, de la montée de l’extrême droite à travers ce médium… Certaines de mes œuvres qui datent d’une quinzaine d’années ont été montrées récemment dans l’ exposition Newtopia, The State of Human Rights sur les droits humains en Belgique. Cela a pris tout ce temps pour que les gens comprennent que ces œuvres parlaient de ces thèmes. Il y a une quantité de non-dits dans mes sculptures… Comme dans l’exposition Pliny’s Sorrow chez Almine Rech à Bruxelles. Jamais de l’ordre du pamphlétaire, mais il n’empêche que le sens est là.
Loin d’être pamphlétaire, vous êtes néanmoins engagé…
« Delacroix, des fleurs en hiver — Jean-Michel Othoniel, Johan Creten », Musée Eugène Delacroix du 12 décembre 2012 au 18 mars 2013. En savoir plus Oui, je pense que je suis engagé. A la villa Arson les deux coqs que j’exposais se « sautent » quand-même, ce n’est pas non plus anodin. Je pense même que je suis très engagé. Mais la grande complexité avec moi est qu’il est très difficile de me situer. C’est une position difficile mais fertile. Difficile pour le public et la critique pour qui il est impossible de me ranger dans une case car il est important pour moi de remettre à chaque fois les gens sur une nouvelle piste. Au musée Delacroix, je montre mes bustes en fleurs. Ici, j’expose de grosses chouettes et des pièces abstraites, des femmes violentes également. Vous admettrez que pour une lecture simple, ce n’est pas vraiment idéal. Mais la liberté d’un Philip Guston ou d’un Sigmar Polke m’ont toujours été un exemple, cette liberté de choix, de changer d’axe, se lancer là et où l’on veut.Le fait qu’on puisse vous réduire à un motif, cela vous gênerait ?
On a chacun notre langage plastique. J’aime que les gens voient des œuvres de moi très différentes mais qu’ils reconnaissent du Creten. Cela me plaît beaucoup. Je préfère donner une multitude de voies. Si je voulais que ce soit simple, je resterais avec mes bustes en fleur, ce serait réglé, mais je pense que la vie est beaucoup plus complexe que cela. En tant qu’artiste on doit être assez libre pour prendre des risques. J’aime aussi que l’œuvre échappe à cette règle actuelle en art contemporain qui veut qu’elle soit compréhensible en une seule image. Il faut tourner autour de mes œuvres pour les saisir, pour les comprendre il faut les toucher. Il faut toujours les toucher pour se rendre compte que tactilement elles disent complètement autre chose que ce que l’on pouvait imaginer à l’origine.
C’est ce que vous entendez par ces « vulves » aux murs qui sont à la fois féminines et masculines suivant le côté d’où l’on se place ?
Même s’il s’agit de sculpture abstraite, oui. Selon que l’on regarde ces mas de terre que vous qualifiez de « vulves » de côté ou de face, elles changent de sexe. Elles sont sans genre, et changent de statut. De face, on cerne un orifice et de profil, elles deviennent progressivement phalliques. Vu les grands changements sociaux et les débats de société qui modifient notre vision de la famille depuis une vingtaine d’années, elles peuvent nous aider à repenser ces questions.
Vous pensez le présent mais vous êtes aussi très tourné vers le passé, dans cet équilibre, qui gagne ?
Vous avez compris que l’histoire est extrêmement importante en ce qu’elle nous guide vers le futur. Je ne crois pas à la coupure, je crois au contraire à la filiation. Je ne crois pas à la tabula rasa, je crois à la chaîne dans sa continuité. Je pense néanmoins que lorsque l’on regarde mes œuvres, on distingue une actualité. Elles ne pourraient pas avoir été faites hier, elle regardent vers l’avenir mais portent en elles nos racines. Il y a un compost universel dans mes œuvres, un compost fertile du passé. Ma sculpture abstraite Fortuna grande parle de cela, elle est liée à tous les concepts du destin, de la fortune, de la chance. Comme une voile qui se gonfle et se dégonfle avec le vent, qui prend une direction ou une autre, fruit du hasard ou de la prédestinée…