Entretien — Dans les entrailles du Palais secret
Pendant six semaines, de midi à minuit une quinzaine d’artistes issus de la culture urbaine ont investi les espaces habituellement fermés au public du Palais de Tokyo, pour les ouvrir, le temps d’une exposition qui se tient jusqu’en septembre 2013. Loin de la démarche des parcours muséaux précédemment consacrées au Street Art, citons le Grand Palais, la Fondation Cartier ou plus récemment celui du Musée de la Poste, l’exposition Lek, Sowat et Dem189 — Dans les entrailles du Palais secret affiche une transposition brute et vivante du graffiti en milieu, hommage institutionnel au projet de résidence clandestine du Mausolée. Une première et un tournant radical qui méritait la rencontre avec son conseiller artistique Hugo Vitrani.
Léa Chauvel-Lévy : Comment avez-vous choisi cet espace ?
Hugo Vitrani : Nous voulions un espace périphérique qui s’éloigne le plus du white cube, être dedans-dehors, en marge et pourtant en plein cœur de l’institution : dans ses entrailles. Le choix de cette issue de secours s’imposait : c’est un lieu utilitaire, impersonnel, un lieu de passage qui n’existe que pour répondre aux normes de sécurité exigées par l’institution. C’est une zone étroite avec une chute aérienne qui offrait plusieurs types de murs (de la brique, des murs lisses, des parpaings…), plusieurs temps de pauses, plusieurs lignes de fuites, plusieurs contraintes auxquelles les invités devaient se mesurer. Son architecture résonne comme un écho aux territoires empruntés par les graffeurs : les friches industrielles, les tunnels de métros, les dépôts de trains.
Que vouliez-vous montrer comme scène ?
Tous les artistes que l’on a invités au Palais de Tokyo ont développé une pratique expérimentale du graffiti, sont sortis des codes. Certains ne travaillent que dans l’illégalité, sur les trains et les métros, d’autres évoluent dans la rue ou les terrains vierges. La plupart d’entre eux travaillent avec différents médiums : de la bombe de peinture, des solvants, des pinceaux, du rouleau, des extincteurs… On a donc voulu présenter une scène contemporaine du graffiti français, et faire travailler ensemble des artistes qui n’ont pas forcément l’occasion de se retrouver sur les mêmes murs, encore moins les murs d’une institution. C’était une manière de rendre hommage à une pratique du graffiti encore trop méconnue, dont Lek est l’une des grandes figures. Il s’agit des graffeurs qui pratiquent l’Urbex dans le graffiti : ceux qui font de l’exploration urbaine pour repérer des lieux abandonnés, vierges, pour venir les peindre en tracé direct, à la purge, avec peu de couleurs, et qui intègrent l’histoire et l’architecture dans leur démarche et leur œuvre. C’est cette même passion pour la découverte de lieux et l’urgence de la gestuelle que l’on retrouve chez eux.
Dans le deuxième escalier en plongée, on a l’impression qu’un seul artiste est intervenu, or ils sont une quinzaine à s’être repassé dessus les uns les autres. Comment l’expliquer ?
Cette façon de travailler a été imposé par Lek, qui aime travailler ainsi, à l’opposé des codes habituels du graffiti où l’usage veut que personne ne se « touche » ni se « repasse », sauf en cas d’« embrouille ». C’est cette démarche collective qui a été développée dans le Mausolée de Lek et Sowat, une résidence artistique clandestine dans 40.000 m2 de ruines d’un supermarché en banlieue parisienne, dont ils ont tiré un ouvrage publié chez Alternatives, et un court-métrage . Cette expérimentation débouche sur une immense composition furtive, vaporeuse, où les styles et les égos s’entrechoquent, où les tracés se rencontrent, se repassent, s’annulent. Ainsi la gestuelle très en rondeur d’Horfé répond aux traits épais de Katre, aux compositions très organiques et futuristes de Dem189, aux perspectives linéaires de Outsider, aux abstractions et collages de Rizote, aux calligraphies de Sowat, à l’abstraction architecturale de Lek, aux corps torturés et pervers de Bom.k… Il faut préciser que la seule contrainte que l’on a imposée aux invités est un code couleur : noir — rouge — gris — blanc, le code couleur de la sécurité du Palais de Tokyo (peintures récupérées dans leur stocks). Nous n’avons pas demandé aux artistes de nous refaire un style particulier mais de présenter le travail le plus actuel de chacun d’entre eux.
Par quoi avez-vous commencé ?
Le projet a commencé par une exploration discrète de la face cachée du Palais de Tokyo. Lek et Sowat sont partis à la découverte des espaces fermés au public (les espaces du personnel, les locaux de stockage, les zones en chantier) pour photographier toutes les traces clandestines qui ont colonisé l’institution : les tags, les dessins d’enfants, d’étudiants en école d’art, de touristes, jusqu’aux marquages à la bombe fluo laissés par les ouvriers, ultimes traces des chantiers opérés par les architectes Lacaton & Vassal. C’était important d’aborder le Palais de Tokyo avec le même regard que nous avons sur la ville : à travers ses tags, ses failles architecturales, ses systèmes de sécurité. Après avoir dressé cette topographie, on s’est rendu compte que la plupart de ces marques qui « polluent » le Palais de Tokyo sont tracées avec de la mine de plomb, du stylo Bic, des marqueurs ou du pastel… Et comme la direction nous avait interdit de toucher à la première cage d’escalier de la sortie de secours, et que cette zone avait déjà quelques dessins, on a invité une trentaine de graffeurs à venir coloniser ces murs (Alëxone, Dran, Zoer, Velvet, Seth, Tcheko, les Turbodsgn, Badhypnose, Saeyo, Alzo, Legz, etc.). Nous souhaitions commencer notre parcours en prolongeant les traces parasites qu’il y a dans les espaces publics du Palais, jouer avec le public et la direction : qu’on ne puisse plus trop savoir si ces dessins sont fait par des invités, des passants, des artistes ou des amateurs… Lek et Sowat sont ensuite allés récupérer la peinture qui sert pour repeindre les graffitis au Palais de Tokyo, pour recréer au sein même de notre zone ce processus de nettoyage. L’idée était de travailler sur la trace, la disparition. Ainsi, certaines interventions ont totalement disparu des murs, d’autres n’apparaissent plus qu’en spectre, et l’unique trace reste en photo ou dans nos souvenirs : c’est l’essence du graffiti. Pendant les premières semaines, la direction n’a rien vu de ce qui se passait pourtant sous ses yeux. Ce jeu se prolonge depuis le vernissage : chaque graffeur qui passe ici laisse son nom sur les murs, comme s’il s’agissait du livre d’or de l’exposition.
Aucun cartel, aucun éclairage, seuls quelques néons…
Quand tu es dans un dépôt de train ou que tu marches dans un tunnel de métro, tu n’as pas de scénographie calculée pour mettre en avant ta peinture, tu n’as pas beaucoup de recul à cause des rails électriques… C’est cet effet que l’on voulait retrouver ici, avec ces néons aveuglants et ce choc que l’on a devant les murs. On a pensé cette exposition comme une véritable installation, en peinture. C’était important de montrer que le graffiti n’est pas qu’un résultat esthétique, mais qu’il s’agit d’une expérience, d’une gestuelle, de tracés, de peinture, de confrontation. On voulait envelopper le public dans une peinture monumentale, et le confronter à ces murs pour qu’il puisse se plonger dans les détails. Quant à l’absence de cartels, c’est aussi parce que l’accès au graffiti est quelque chose de compliqué, de codifié. Dans la rue il n’y a pas de cartels. C’est au public de faire un effort, de se plonger dans les parcours des invités pour qu’ils essayent ensuite de repérer les différents styles, les différentes gestuelles. C’est une manière de prendre le contre-pied de toutes ces expositions où l’on exhume à chaque fois l’historique du graffiti, des explications sociologiques, et autres sous-titres souvent encombrants.
Est-ce que cela a posé un problème aux artistes invités d’intervenir dans un musée et non plus dans la rue ?
Pour certains invités, c’était une vraie contrainte, une frontière qu’ils n’étaient pas sûrs de vouloir franchir de peur de se travestir ou de réduire à néant tout leur parcours effectué dans l’illégalité. D’autres invités — qui ont fait leur preuve dans la rue — ont développé depuis longtemps un travail sérieux en atelier. Certains ont d’ailleurs eu plusieurs expériences en galeries, comme Lek, Horfé, ou encore Dran (qui a exposé aux cotés de Banksy à Londres, ndlr). La pression la plus forte, c’était la crainte de se faire récupérer. On retrouve là les séquelles de mauvaises expériences passées. Ce projet n’aurait pas pu se faire dans les règles du Palais de Tokyo, en présentant des dossiers sur les artistes invités, en faisant valider les noms par une commission, avec un budget élevé et des sponsors… On a réussi à organiser cette exposition en gardant une absence totale de filtre institutionnel, grâce à la confiance que Jean de Loisy nous a accordée, et qui a osé relever le défi. C’est cette configuration qui fait que beaucoup d’artistes sont venus pour Lek, Sowat et Dem189 dont ils respectent tous les parcours.
Le fait d’être institutionnalisé est-il important pour les graffeurs ?
Pourquoi ça ne le serait pas ? Ce qui est important, c’est que les musées ne leur ferment pas la porte. J’entends souvent des critiques d’art dire qu’un graffeur sorti de la rue perd sa raison d’être. En quoi un graffeur qui fait évoluer sa pratique dans un contexte plus institutionnel serait moins intéressant et plus corrompu qu’un artiste sorti des Beaux-Arts et qui ne travaille que dans l’optique d’exposer ? Beaucoup de personne du milieu de l’art souhaitent enfermer les graffeurs dehors. Les artistes issus de la rue n’ont jamais attendu d’autorisation pour peindre, ils s’emparent de ce qu’ils veulent. Alors si certains pensent que leur évolution est ailleurs que dans la rue, personne n’est légitime pour leur barrer la route. Après, faut-il parler encore de graffiti ? Peut être que le graffiti devient pour certain un médium parmi d’autres…
Avec Azyle, Babs et Cokney, vous choisissez d’exposer la branche du graffiti vandale… Quel point de vue avez- vous sur le fait que le graffiti relève du pénal ?
Inviter Babs avec ses tracés du Wild Style américain, c’était rendre hommage à la branche « hardcore » du graffiti. Quant à Cokney, c’est un jeune artiste qui a expérimenté des styles inédits sur métro, mixant une gestuelle furtive et agressive, avec la délicatesse et la précision de son travail de tatoueur. Avec un puissant travail de peintures, de diluant, de bombes, Cokney a rendu hommage au « buffage », le nettoyage des trains par les services de propretés. Il est actuellement en procès pour sa pratique du graffiti illégale. Tous les graffeurs connaissent la règle : dégradation rime avec arrestation et sanction. Le graffiti est le seul art qui évolue en fonction des parades sécuritaires. C’est aussi le seul art qui est archivé non pas par des historiens ou des critiques, mais par les services de police (chaque œuvre étant photographiée et associée à une plainte). Ceux qui se spécialisent dans l’illégal, la forme la plus pure du graffiti, finissent souvent par se faire prendre. Ce n’est pas cette règle du jeu qu’il faut contester, mais poser la question du coût réel du dégraffitage. C’est donc un acte fort d’inviter au Palais de Tokyo des artistes qui sont actuellement en procès, ou qui ont pu berner la répression de la brigade anti-tag. Chaque procès lié au graffiti révèle l’obscurité des devis revendiqués par la SNCF et la RATP. Il serait temps de faire la lumière sur ce scandale judiciaire révélé par de nombreux avocats.
Le parcours se clôt avec Azyle, pourriez-vous nous parler de lui ?
Alors qu’il s’agit d’une sortie de secours, le parcours que l’on a proposé se termine dans l’obscurité, avec Azyle en guet-apens. Figure majeur et inédite du graffiti, Azyle s’est fait connaitre pour ses peintures sur métro. Depuis 1990, Azyle est passé de la « punition », à la « saturation », jusqu’aux "projections additionnelles », en adaptant son style et sa pratique aux les contraintes de la lutte anti graffiti (le développement de la sécurisation des dépôts de trains, la plastification des rames de métros…). Avec la répétition de son tag il remplit l’espace, décompose le vide. Il a développé un puissant travail de peinture, de couleur, de lumière, de matière (en utilisant par exemple des solvants récupérés in situ). En plus de son travail de peintre, il incorpore dans sa démarche la fatigue physique : il s’arrête lorsque son bras ne supporte plus le poids des instruments qu’il utilise. Son travail devient une véritable performance. L’étape préparatoire est essentielle pour lui, le temps passé à créer ses encres, ses peintures, sélectionner ses solvants, trafiquer ses extincteurs. Le temps passé pour trouver l’entrée d’un dépôt de métro, les échappatoires possibles. Là ou la plupart des graffeurs de train arrivent au pied de biche en cassant les portes et les caméras, pour peindre en 20 minutes le train et prendre la fuite, Azyle recherche le moyen de rester plus d’une heure dans le dépôt. C’est une différence fondamentale. Cette recherche de la faille dans un environnement sécuritaire, pour y faire surgir de l’art, fait pleinement partie de son travail. C’était très important pour nous de l’avoir, afin de montrer au monde de l’art qu’il ignore des artistes majeurs qui finissent plus souvent devant les tribunaux que dans les ventes aux enchères. Pourtant, le parcours et la cote d’Azyle pourraient rivaliser avec les grands artistes français du marché. Poursuivi depuis son arrestation en 2007, Azyle est en procès avec la RATP qui estime son œuvre à plus de 300.000 euros de dommages et intérêts de dégradations volontaires. Avis aux collectionneurs qui voudraient soutenir une œuvre majeur de l’histoire du graffiti français…