Entretien — John Armleder
Présentée jusqu’au 19 janvier à la galerie Thaddaeus Ropac, l’exposition Seuls quelques fragments de nous toucheront quelques fragments d’autrui travaille les notions de collage, de montage et de fragmentation. Slash a invité son curateur, Timothée Chaillou, à prolonger cette expérience à travers une discussion avec l’un des artistes invités, John Armleder.
Oui. Le plus récent exemple était lors de la foire de Bale 2012, sur le stand de la Galerie Almine Rech pour une proposition d’exposition de Nicolas Trembley Telephone Painting. Cette exposition partait du concept d’œuvres faites par téléphone, les Konstruktion in Emaille de László Moholy-Nagy.
À cette occasion tu as produit un papier peint au motif de lampe d’Aladin dorée. Dans le texte que tu as écrit sur le motif des méduses tu insistes sur la qualité readymade de cette image trouvée sur internet.
Oui, c’est presque un dessin à la Hergé. J’ai produit d’autres peintures murales aux motifs de méduse mais à partir de dessins scientifiques. Certains savants faisaient des descriptions d’espèces végétales et animales qui étaient déjà des tableaux en eux-mêmes. Mais dans le cas présent, c’est la reprise iconographique qui est le sujet. La représentation de la méduse est plus importante que la méduse elle-même. Une fois que ce motif est répété, le sujet s’annule et disparaît. Il devient une sorte de camouflage, de décor sur lequel on peut appliquer soit sa vue, soit un autre objet.
Tu m’as laissé choisir ce motif ainsi que sa couleur. Nous pourrions nous demander où se situe ton intervention.
Mon rêve serait de ne pas intervenir du tout, même à l’origine du projet. Dans la proposition que tu fais, un processus de décor est convoqué. Auparavant, on « habillait » les premiers lieux d’exposition par des boiseries, des tapisseries ou des blasons. Un décor d’intérieur était créé en harmonie avec les œuvres exposées. Par exemple, il arrivait que l’on fasse un papier peint aux motifs de feuillage et de verdure parce qu’on y accrochait dessus des paysages.
Quelques décennies plus tard, dans les années 1940, la notion de white cube apparaît.
À cette époque on commence à vouloir quelque chose de plus dégagé. Les œuvres deviennent plus monumentales. La peinture était déjà un décor et le tableau aussi grand que le mur qui l’exposait. Mais nous pourrions toujours dire qu’un mur blanc reste avant tout un ornement, un élément de décor.
Ou un socle vertical.
Absolument.
Verrions-nous, par exemple, une exposition sur l’art conceptuel dont les murs seraient recouverts d’un papier peint décoratif ?
Le problème que tu évoques vient du fait que l’art conceptuel voulait s’affranchir de l’objet d’art. Pour simplifier, l’indication est d’avantage dans l’idée tandis que l’aspect plastique de l’objet disparaît. Le mur blanc accompagne cette démarche. Ce que l’on définissait à l’époque comme art conceptuel, cherchait à effacer l’existence de l’objet et son support. Tandis que l’icône fait décor et s’accommode ou dialogue avec un décor.
Pour Seuls quelques fragments… je voulais produire une mise en abyme du collage dans l’espace d’exposition lui-même : faire des murs ornementés des pages illustrées sur lesquelles sont accrochées des œuvres et présenter des œuvres en miroir pour fragmenter l’exposition et ses visiteurs. Une exposition sur le collage dans un espace totalement blanc aurait été très limitatif. L’espace devient l’avatar de pages illustrés servant à la construction de collages.
Le fait que tu n’aies pas utilisé ce processus sur tous les murs, rend les murs blancs similaires aux murs ornementés. Il y a des angles de vue qui existent comme si nous étions dans un cristal taillé. Tu montres que dans leurs pratiques, certains artistes cherchent à ce que le motif déborde du tableau ou que le motif du mur monte sur le tableau. C’est quelque chose qui m’a toujours intéressé. Je l’ai fait avec mes travaux et avec ceux des autres, en leur demandant ou pas.
Parles-tu d’emballage de mur dans ce cas-là ?
Oui, la peinture ou un papier peint est un emballage de mur. Beaucoup plus jeune, il m’est arrivé de couvrir les murs de matériaux plastiques. Plus tard j’ai fait des papiers peints avec des adhésifs. J’utilisais généralement des autocollants qui existaient, des produits généralement fabriqués pour un autre usage que celui de papier peint. Je mettais le même sticker sur toute la surface du mur ou des alternances de bandes. J’ai utilisé cela comme support pour des accrochages de tableaux. Par exemple au Japon lors de la Triennale 2008 de Yokohama, j’avais intégralement recouvert de papier adhésif chacun des murs de l’espace d’exposition qui m’était imparti. Il y avait des motifs brillants en alternance avec des motifs de couleurs à impression laser. Certains pans de murs donnaient une impression holographique produisant des changements de couleurs. Sus ces surfaces étaient accrochées des peintures à coulures, créant un effet de verticalité double.
Comme Andy Warhol et Olivier Mosset tu as indiqué ton affection pour la peinture en bâtiment. Warhol disait, « je pense que le meilleur artiste est le peintre en bâtiment. Quand ils viennent de replâtrer, c’est ma peinture préférée. C’est le look que j’aime. Et la peinture passée là-dessus l’année suivante. C’est ça, le look. » Mosset affirme pour sa part que « la figuration la plus radicale est bien, aujourd’hui, l’objet trouvé et/ou choisi et une abstraction un peu poussée de la peinture « en bâtiment » » ; « c’est en devenant de l’art que la peinture en bâtiment acquiert une certaine radicalité (en tant qu’art, une forme d’art, wall-painting/wall-drawing) ».
C’est tout à fait juste, je n’ai rien à rajouter. Ayant été élevé dans un hôtel jusqu’à l’âge de dix ans, j’ai vécu dans un lieu constamment rénové, un peu comme un navire. Olivier Mosset dit que mes Furniture Sculptures proviennent de là, parce que j’ai toujours vécu dans un décor mobile.
Aragon disait « tout est affaire de décor, changer de lit, changer de corps. »
Ayant vécu dans cet « emballage » cela fut normal de le reproduire, consciemment ou inconsciemment. Finalement la peinture occidentale fonctionnait comme la peinture en bâtiment puisqu’en étant incrustée sur un mur elle est utilisée pour meubler. L’idée de la peinture comme une chose qui s’abstrait du monde est une notion très récente. Je n’ai jamais pensé qu’il fallait faire un choix entre l’une de ces positions. Je pense que ce que dit Olivier est une posture complaisante que nous devons avoir en tant que peintre. Le peintre en bâtiment ne s’embarrasse pas des considérations de la peinture d’art. C’est une forme de légèreté de production. Il a la capacité d’entreprendre immédiatement son entreprise. Nous artistes, nous regardons la peinture avant même de la faire. Nous avons une curieuse tendance à vouloir nous justifier alors que probablement c’est le point faible de ce que l’on fait, c’est l’aspect le plus anecdotique de la création.
Pourtant tu dis vouloir t’abstraire de toutes anecdotes.
Disons que j’espère pouvoir me débarrasser de mes propres anecdotes pour que ce que je fais ne soit pas rattaché aux anecdotes de ma propre existence. Dans l’anecdote on voit quelque chose de privilégié, mais ce n’est en réalité qu’une surface. Je ne cherche pas à investir ce qui me touche ou qui pourrait me représenter, cela ne m’intéresse absolument pas.
Pour Seuls quelques fragments… je voulais avant tout accentuer la mise en scène de l’agencement des œuvres, ce rassemblement collectif de subjectivités individuelles. Je pense que c’est la force avec laquelle on va pouvoir « conserver » ces différentes subjectivités dans un agencement — ne restreignant pas la singularité des œuvres — qui va faire la qualité d’une exposition. Le supplément de sens créé par le dialogue des œuvres agencées provoque et excite l’imaginaire. Cela favorise l’émergence de récits. L’imaginaire montre ainsi qu’il est l’affirmation la plus radicale de la puissance de séduction des images.
Il est clair qu’il y a quelque chose de l’ordre de la mise ne scène dans cette exposition, en particulier l’espace du rez-de-chaussée, qui propose une mise en place scénique. La déambulation est suggérée et ce que l’on voit est déjà une narration. Tu suggères ce genre de processus ce qui n’est généralement pas exploité car les expositions de galeries se veulent commerciales et s’abstraient de la réalité physique du lieu.
Pour cette exposition je ne voulais pas faire un accrochage « neutre » qui est pourtant la formule utilisé par un bon nombre d’artistes et de commissaires, devenant un mode pompier d’accrochage. Disons que je n’ai pas peur ni du décoratif, ni du spectacle et encore moins de l’envers du décor.
La glorification du white cube et de l’exposition « sèche » est un décor daté qui porte le charme de son époque. On n’échappe jamais au décor et quand on enlève le décor on produit un autre décor. Aujourd’hui lorsque tu fais une exposition de ce genre, quelqu’un d’autre va faire une exposition dans la même lignée que celle des conceptuels. De nos jours il n’y a pas de militantisme pour une forme ou une autre.
Pour l’exposition de groupe Rumba et baba au rhum à la galerie Laurent Godin tu présentes une peinture qui comme un magma figé de différentes peintures mêlées et associés à des petits jeux et bijoux de plastique. Lors d’une exposition sur la peinture abstraite à la galerie Emmanuel Perrotin en 2010, tu avais accroché des toiles du même genre sur des murs recouverts d’étoupe blanche.
[event#4529] Ces peintures montrent clairement leur stratégie de fabrication. Faites à plat comme des flaques, je les appelle les Puddles Paintings. La toile est inondée par un excès de peinture qui reste sur la surface et crée des gondolements. Je laisse reposer la toile deux ou trois mois, la peinture va ainsi sécher en surface en créant une bulle de peinture liquide au milieu de la toile ce qui fait que l’intérieur de cette bulle va prendre énormément de temps à sécher ou ne séchera jamais. J’y projette parfois des éléments comme des paillettes ou des jouets. Ensuite je lève ces toiles à la verticale et le centre liquide du tableau va se déverser et donner cet aspect Action Painting alors même qu’il n’y a aucun effort d’expression de ma part. Les peintures déposées sur la toile n’étant pas miscibles il se produit souvent des réactions chimiques entre elles. Ces transformations ne sont pas courantes du fait que ce sont des produits que l’on ne met pas en rapport en temps normal. Par exemple, j’ai laissé sécher certaines de ces toiles et elles ont explosé. Si j’avais gardé leur recette, j’aurais pu me lancer dans l’industrie de l’armement !Y a-t-il quelque chose d’ « agressé » dans ces peintures ?
Peut-être, mais ce n’était pas mon propos. Ce sont des peintures qui pourraient être vues comme étant « épuisées ». Mais ce qui m’intéresse au niveau de l’œuvre c’est ce qui se passe lors de la fabrication de celle-ci. Je reste un spectateur émerveillé par un résultat qui n’était pas prévisible.
Que penses-tu de ce que m’affirme Bertrand Lavier : « C’est génial d’avoir dit qu’il n’y a pas de progrès en art, alors que l’on aurait très bien pu affirmer le contraire. Je ne serais peut-être pas loin de le penser d’ailleurs ! »
Il peut y avoir du progrès partout. Si on pense les choses de façon mécanique il y a en effet une progression. Ce qui ne signifie pas qu’il y ait des accomplissements. Dans nos sociétés contemporaines, on voit dans le progrès quelque chose de l’ordre du progrès moral avec une amélioration de certaines conditions passées. Politiquement la notion de progrès peut varier d’un groupe politique à un autre. En art il est extrêmement difficile de parler de progrès parce qu’il nous faudrait des valeurs et une évaluation de celles-ci. Ce que l’on sait c’est qu’avec le temps les grandes différences se tassent et se retrouvent entremêlées. Pour mon exposition Peinture Abstraite (1982) l’un de mes arguments était de penser la peinture abstraite comme une nouvelle étape incomparable, un grand changement que j’aurais considéré comme un progrès. Aujourd’hui je m’en voudrais terriblement d’utiliser ces termes parce qu’ils suggèrent une hiérarchie et les hiérarchies sont toujours malfaisantes.
En parlant de hiérarchie, tu as souvent dit que « notre monde étant formé de n’importe quoi, mon travail de fait est très respectueux de ce n’importe quoi. (…) À vrai dire, j’ai une capacité de sympathie à peu près pour tout. » Penses-tu que cette idée est toujours valable actuellement ?
Cette affaire du « n’importe quoi » est en effet glissante. Il y a un moment je professais mon admiration sans bornes pour Carzou, les gens pensaient que c’était pur cynisme. Je n’ai jamais su pourquoi je pensais cela, car en fin de compte je n’ai pas d’avis à son sujet. Il n’y a aucune espèce de raison valable pour disqualifier une chose plutôt qu’une autre, à l’exception du cas de figure où on appartient à un groupe qui professe des jugements de valeur. Il y a des végétariens et des carnivores, l’un ne disqualifiant pas l’autre sauf si l’on propose un discours annexe. Si, par exemple, l’on définit le « n’importe quoi » comme étant quelque chose de vain, on entre dans un discours moraliste qui prétend définir un territoire. Je ne crois pas à cette conquête et c’est pour cela que j’ai cette tendresse énorme pour John Cage.