Entretien — Mathieu Mercier
Présentée jusqu’au 19 janvier à la galerie Thaddaeus Ropac, l’exposition Seuls quelques fragments de nous toucheront quelques fragments d’autrui travaille les notions de collage, de montage et de fragmentation. Slash a invité son curateur, Timothée Chaillou, à prolonger cette expérience à travers une discussion avec l’un des artistes invités, Mathieu Mercier.
Timothée Chaillou : Lorsque j’ai commencé à imaginer mon projet d’exposition pour la galerie Thaddaeus Ropac, je me suis rendu compte que plusieurs expositions précédentes avaient été abordées de façons frontales, en étant visibles dans leur ensemble du point de vue de l’entrée de l’espace principal. Nous n’avions pas besoin de rentrer dans l’espace pour avoir une appréhension complète et totale de ce qu’il y avait à l’intérieur. Par l’intermédiaire d’un paravent (Tom Burr, Experiment IV, 2009), j’ai voulu créer une rupture visuelle à l’entrée de l’exposition, comme un rideau de scène qui n’obstruerait pas totalement la vision de l’espace tout en nous permettant d’en faire le tour pour voir son autre face. La circulation se divise, appelle un choix. Dans sa déambulation le visiteur doit aller jusqu’au fond de l’espace pour voir les jeux de fragmentation qui se forment entre les œuvres en miroirs d’Urs Fischer (Pineapple/Melon, 2010), les autres œuvres et les silhouettes des visiteurs. Je me suis intéressé aux décors de ballets ou de théâtres faits de différent plans. Je ne pouvais pas faire l’impasse sur le fait que cet espace est surélevé, qu’il faut gravir quelque marche avant d’y accéder, tel une scène sur laquelle le visiteur circule. De façon générale, les œuvres furent pensées comme étant des acteurs qui « performent » et dialoguent. J’ai voulu t’inviter à participer à cette exposition, en partie parce que j’ai été très attentif à tes projets en tant que commissaire d’exposition et aux agencement de tes expositions personnelles qui, pour certains, ressemblent à des expositions de groupes.
« Seuls quelques fragments de nous toucheront quelques fragments d’autrui », Galerie Thaddaeus Ropac Marais du 30 novembre 2012 au 19 janvier 2013. En savoir plus Mathieu Mercier : C’est vrai que l’on m’a déjà fait cette réflexion. Les pièces présentées surprennent parce qu’elles ne sont pas de même nature, avec des réflexions et des types de production si différents que l’on peut avoir l’impression d’une exposition de groupe : je suis en quelque sorte le commissaire de mes propres contradictions. Je fais aussi régulièrement des commissariats d’expositions. J’aime rassembler des œuvres et les agencer précisément. Qu’importe le contexte, il peut être commercial ou non, public ou privé. J’aimerais bien faire l’accrochage d’une collection. Je prépare mon premier commissariat d’une exposition personnelle qui se tiendra en Février au FRAC aquitaine. Il s’agit de Christian Babou, cela peut surprendre d’autant plus qu’il s’agit exclusivement de peintures.Quelle fut ta première exposition en tant que commissaire ?
Ce fut une petite exposition dans le showroom d’une galerie. Elle rassemblait des œuvres sur l’idée d’éclatement, de fragmentation.
Le même terrain d’investigation qui est le point d’appui de mon exposition. Étaient-ce des artistes de ta génération ?
Plus ou moins, il y avait les architectes Jan/Tim Edler qui présentaient une vidéo de Jackie Chan faite d’un enchaînement de séquences où l’acteur s’entraîne seul dans une prairie. Chacun des mouvements engageait une coupure, une poussée ou une rupture de l’image suivante du film. Tous ses coups s’enchaînaient, mais il ne faisait que se battre contre sa propre image. Hugue Reip présentait ses petits robots en carton blanc. Il y avait aussi Nicolas Chardon, Jérome Saint-Loubert Bié, Kristina Solomoukha et Laurent Chambert. Pour l’exposition Backstage à la Galerie Backslash (2012) j’ai regroupé l’ensemble de mes stagiaires. Leur statut et leur lien avec mon atelier étaient le prétexte de l’exposition. Il y avait un double croisement entre d’une part, des étudiants qui venaient travailler avec moi pour l’intérêt qu’ils pouvaient porter à mon travail et, d’autre part, ma sélection de leurs œuvres quelques années après leur passage dans mon atelier.
J’imagine que les étudiants qui étaient venus te solliciter, souhaitaient trouver chez toi des manières de travailler avec certains interlocuteurs dans un certain type d’atelier ?
Oui, en effet. Il y avait un esprit très familial dans cette exposition, c’était assez émouvant pour moi. Quand la galerie Backslash a émis le désir d’organiser un projet avec moi, j’ai immédiatement proposé des jeunes et pas seulement artistes puisqu’un est devenu commissaire-priseur, un autre styliste, d’autres sont architectes, graphistes, etc. Mon atelier devenait le lien unificateur de l’exposition.
Lors de ton exposition Sublimations au CREDAC (2012) tu as voulu produire une exposition dont la scénographie et l’aspect narratif étaient accentués. Chaque salle de l’exposition avait une « ambiance », comme un séquençage, tel celui des deux salles de ton exposition actuelle à la Fondation d’Entreprise Ricard.
« Mathieu Mercier », Fondation d’entreprise Pernod Ricard du 27 novembre 2012 au 12 janvier 2013. En savoir plus Ces deux expositions ont effectivement une scénographie plus travaillée. La nature des espaces m’a poussé à faire des choix sans toutefois réaliser des pièces in-situ. Les œuvres sont autonomes mais j’essaye d’optimiser le sens des relations entre elles et le lieu qui les accueille. La création d’une exposition suppose d’anticiper les rapports physiques, donc mentaux, du spectateur aux œuvres. On pourrait comparer le « regardeur » à une courroie qui activerait un moteur d’idées formé par l’ensemble d’une exposition. L’immatérialité de ce qui sépare les œuvres a autant d’importance que leur matérialité. À la Fondation Ricard, la première salle constitue une sorte de paysage. Une pièce qui fait clairement référence au monument funéraire se trouve à l’entrée de l’espace d’exposition (Last Day Bed, 2012). Plus loin, une série de colonnes du gris du plafond impose une déambulation (Colonnes, 2001). Ensuite on se retrouve dans une autre forme de disparition face à un triptyque de scans de poussières très agrandies (Sans titre, 2012). Il y a également la silhouette d’un chapeau (Sans titre, indatable) qui flotte seul sur un très grand mur. Je suis conscient de l’imaginaire qui se construit là sans pour autant qu’il y ait une véritable histoire liant les pièces entre elles.L’exposition ne se forme pas par l’intermédiaire d’un hypothétique visiteur idéal.
Non mais il est intéressant d’anticiper les émotions. Si il y a un rapport au corps, il s’agit peut-être d’une absence comblée par la présence du spectateur. Lui seul va recomposer du sens par des associations d’idées. Sa lecture sera plus ou moins référencée entre son histoire, la nôtre et éventuellement la mienne.
Tu parlais de vide à l’instant, c’est Marguerite Duras qui disait que « seul ceux qui veulent remplir le moindre espace vide ont peur de l’incertitude. » Je pense que la gestion vide est l’une des qualités nécessaire à un commissaire ou un scénographe. La mise en espace des œuvres, leur agencement est l’essence même de ma profession. Le hasard des dialogues qui lie les œuvres est à la fois fortuit et maitrisé. Je pense que la première qualité d’un commissaire d’exposition est son habilité à proposer un cadre qui ne restreint pas la complexité et le mystère des œuvres. Et si, comme le dit Dominique Gonzalez-Foerster « le collage, le montage, sont plus curatoriaux que d’autres pratiques », il m’apparaissait nécessaire, en tant que curator, de passer par ce chemin-là.
La remarque de Duras est belle, mais ne vaut pas pour les collectionneurs d’œuvres qui, souvent, cumulent des incertitudes dans l’espoir de constituer un tout. Ce tout peut parfois constituer un collage étonnant si l’on considère le collage comme un assemblage d’éléments collectés dont l’agencement crée des relations inédites. À une autre échelle, il peut être très efficace pour illustrer des propos politiques ou pour évoquer des déconstructions du réel plus ou moins surréalistes.
Disons que, ce n’est pas la colle qui fait le collage. Le collage est une métaphore du processus imaginatif et de ses associations d’idées. C’est une technique, un mode de pensée, permettant l’association, fortuite ou provoquée, de deux ou de plusieurs réalités convergentes ou divergentes. Le collage produit des interactions conflictuelles ou fusionnelles, assonantes ou dissonantes entre des images ou des matériaux agencés. Tu parlais de collage concernant ta juxtaposition d’une barre de fer et d’une boule de pétanque (Sans titre, 2004).
Oui ce sont deux éléments faits de la même matière dont le rapprochement crée plusieurs nouvelles images. La boule de pétanque est grossièrement soudée à une barre ce qui forme une lourde masse d’arme. Cela évoque tout de suite un casse-tête mais aussi une articulation, une espèce de fémur coupé. Il me paraît aussi intéressant de constater que le collage réapparaît souvent dans des situations de crises. Il permet d’agir de manière incisive avec une grande économie de moyens.
Souvent dans le collage il y a une humilité des matériaux utilisés.
Oui, les artistes s’adaptent. Le manque de moyen favorise l’agencement d’éléments trouvés. L’argent justifie souvent l’apparition d’œuvres plus grosses et plus démonstratives.
On a souvent référencé tes œuvres par l’intermédiaire d’un certain vocabulaire, celui de l’appropriation, de la postproduction, du réemploi, etc. Lorsque j’ai entrepris mes recherches sur le collage, l’assemblage, la fragmentation, il fut amusant de remarquer que lorsque Braque et Picasso utilisent des matériaux du quotidien pour les intégrer dans une peinture, nous sommes au début de la modernité et face à un geste que l’on qualifiera, par la suite, comme relevant de l’appropriation.
J’ai tenté d’expliquer, a plusieurs reprises, que je n’étais pas un spécialiste de Mondrian, que je faisais des compositions équilibrées et travaillées avec des objets de couleurs primaires, mais qu’elles n’étaient ni des interprétations ni des hommages à cet artiste. Je voulais utiliser une esthétique qui avait suffisamment connu d’application dans des domaines différents comme le graphisme, la communication jusqu’à devenir un signe. Ce n’était ni une critique des avant-gardes, ni de la nostalgie. Un des projets intéressants du modernisme était le désir de faire participer les artistes à production industrielle. C’est en grande partie un échec, bien que quelques réussites ont pu émerger au milieu de la quantité des merdes produites.
Pour Seuls quelques fragments de nous toucheront quelques fragments d’autrui j’ai choisi de placer deux de tes fleurs coupés et scannées avec Pantone sur une peinture murale de John Armleder. Son motif — des méduses rouge dont la couleur fut choisie en fonction de l’un des pantone présents dans l’une de tes photographies — aurait d’ailleurs pu être posé par un décorateur nous dit-il. Cela revient à emballer un mur que tu viens orner avec tes deux œuvres.
Je croyais que c’était John qui ornait le mur ! Mes deux tirages présentés dans ton exposition font partie d’une série qui a été réalisée au moyen d’un scanner opérant un double balayage sur des objets posés à même la vitre du périphérique. Cet outil, notamment employé pour la numérisation de documents transparents, scanne alors les sujets sur son propre fond et devient par ce biais le contexte même de l’image. Cette action à la dimension mécanique mais aussi architecturale révèle tout le processus de fabrication de l’image. Le scanner, contrairement à la photographie, n’offre pas de point de vue et permet ainsi d’agencer sur un même plan des objets, ici choisis pour leurs liens avec différents mouvements de l’histoire de l’art. De ce fait, l’hyperréalisme de la technique associe en une sorte de ready-made la figuration et le romantisme des fleurs à la géométrie et au pop des Pantone. La qualité photographique et reprographique de l’image est ainsi surlignée, cela à partir des outils dont on dispose pour mesurer la couleur et la définition de celle-ci.