Bertrand Lavier — Galerie Almine Rech
Profondément libre, l’œuvre de Bertrand Lavier tente sans cesse de s’évader des catégories et se déploie à travers une large variété de médiums. On trouve ainsi dans cette présentation à la galerie Almine Rech une série de peintures et de sculptures qui témoignent de la volonté de l’artiste de poursuivre une démarche entamée il y a plus de quarante ans et qui continue de s’affirmer.
« A cappella — Bertrand Lavier », Galerie Almine Rech du 4 mars au 15 avril 2017. En savoir plus Rien d’étonnant alors à ce que l’artiste ait choisi d’intituler cette présentation A cappella comme on entonnerait une série de chants libres sans souci de continuité, lui qui ne cesse de convoquer le champ de la musique pour évoquer son travail. C’est ainsi à travers les ruptures, changements de rythmes et déplacements de registres que Bertrand Lavier entonne ses solos. En toute liberté, il s’attaque par des biais différents à la représentation, questionnant l’histoire, la tradition et la valeur de l’art.Essentielle dans sa démarche, lui qui sait se contenter de la simplicité éloquente de deux objets du quotidien que l’association érige au rang d’œuvre (à l’image de son fameux canapé en forme de lèvres posé sur un congélateur), la question du caché et du révélé est ici encore bien présente. Alors qu’il noyait, dans Steinway & Sons, un piano sous la peinture en 1987, il poursuit ses actes de recouvrement en s’attaquant à la représentation même d’objets, voire à la représentation de représentation. Par ses actes de recouvrement par la peinture, Bertrand Lavier met en scène la tautologie par la peinture d’un objet dont il saisit la représentation (ici à travers des agrandissements de photographies) pour les cacher ensuite partiellement sous la peinture.
C’est le cas avec ses monochromes de surfaces peintes, Bleu cobalt, Jaune cadmium clair, Vert permanent, qui font dialoguer, dans un écho abyssal, la photographie, la peinture photographiée et la peinture ajoutée. Prise au piège comme la lumière entre deux miroirs, la peinture se trouve être l’objet de toute l’attention et impose autant sa matérialité et sa lumière que sa portée symbolique. C’est au tour ensuite de la représentation de la représentation de se voir ainsi réappropriée par l’acte artistique. Avec ses Walt Disney Productions, série emblématique de l’artiste démarrée en 1984 qui reproduit, à échelle humaine, des œuvres d’art présentes dans les musées imaginaires parcourus par Mickey & Minnie au fil de leurs aventures sont retranscrites sur toile puis repeintes, elles aussi en partie, par l’artiste. De la sorte, il donne corps à des productions elles-mêmes caricatures d’objets d’art appartenant à un décor de bande dessinée pour en faire des œuvres réelles, sorties des pages imprimées qui imprègnent les souvenirs d’enfance. Ainsi exposées, elles brouillent les limites de la réalité et de l’imaginaire, de l’original et de la copie pour offrir un corpus esthétique relativement cohérent et inventif qui étonne et détonne.
Jusqu’à confondre définitivement sujet, support et peinture avec ses panneaux de sites remarquables, bien connus des usagers d’autoroute en France, qui signalent la proximité d’un lieu du patrimoine. Ils sont ici recouverts de peinture et, dépouillés de leur position géographique, de leur proximité avec ce qu’elles figurent, deviennent à leur tour œuvres, font œuvre. Et ce, avec une force plastique évidente des paysages. Un détournement définitif que produit Bertrand Lavier qui rappelle toute la malice et la légèreté de cette démarche consciente du glissement d’un art post-duchampien tout autant qu’il tente de repenser son rapport au public en s’éloignant de l’art savant pour miser sur une prégnance de l’évidence esthétique et formelle.
À l’image des colonnes dans lesquelles il insère des éléments de voiture, des phares qui y dévoilent une chair, un intérieur organique d’une puissance visuelle confondante, sobrement intitulées Colonne Ford et Colonne Lancia. Exposées sans artifices à même le sol, ces colonnes symbolisent autant notre rapport muséal à l’antiquité que le kitsch nouveau riche, la beauté magnétique de l’histoire et la jouissance de l’ostentatoire. Contempler en quelque sorte, à travers cette irruption de la pièce automobile dans le décor, le plaisir de sa propre richesse, tout comme il révélait la valeur esthétique de son célèbre bolide accidenté et posé sur socle, Giuletta en 1993. Comme à son habitude, avec un geste simple, Bertrand Lavier imagine des associations esthétiques et conceptuelles à la force incontestable, lui qui évoque sa pratique comme : « mettre une chose avec une autre pour en créer une troisième. »
Enfin, au centre de la dernière salle, une sculpture achève ce parcours passionnant en alliant, une fois de plus, les contraires. Merveille de plâtre, cette reconstitution d’une statuette paléolithique érige en monument un objet de culte passé près de la destruction et de l’oubli. Vieille de plus de 20.000 ans, cette sculpture exceptionnelle à été recomposée à partir des 19 morceaux dans lesquels on l’exhuma en 2014. Découverte à l’état de « petit tas de cailloux », cette Vénus d’Amiens qui s’inscrit dans la tradition des Vénus paléolithiques aux attributs sexuels hypertrophiés trouve une nouvelle forme d’immortalisation dans cette transcription en plâtre, rejoignant la tradition des reproductions en plâtre de la statuaire antique. Elle vient ainsi, à l’aide de la technique moderne d’impression 3D, reconstituer un fragment d’histoire qui défie le temps et les sens en en répétant un processus de réappropriation du présent.
De la farce légère à la remise en cause de l’auteur, le glissement qu’opère Bertrand Lavier ressuscite un imaginaire esthétique commun qui oscille entre ironie grinçante et détournement essentiel de la valeur créative de l’art, lequel continue de produire ses effets jubilatoires et déstabilisants que cette présentation, A cappella, sans accompagnement mais pas sans références, parvient à réintégrer dans une perspective générale.