Nikita Kadan — Galerie Poggi, Paris
Poignant dans sa manière d’user du symbole et de la gravité des corps pour dépasser le tragique, le travail de Nikita Kadan impose à la galerie Poggi sa terrible méditation sur la violence et sa transfiguration par l’art.
Derrière le voile qui ouvre l’exposition naît le premier trouble d’une spectacularité dont on ne sait si le tissu agit comme un ornement ou s’il a pour fonction de recouvrir à la vue la désolation du réel.
Rien n’est évident, rien ne tient de la simple illustration, tout navigue sur le fil ambigu de la trace, de l’empreinte. Et du silence de la ruine. Dans cette exposition de la vulnérabilité, de la blessure (grands fusains sur papier, huiles denses, structures de métal froid ou dispositifs sonores), le fracas a quitté la scène ; ne subsiste que la matérialité du choc. Dans la chair persistent les décombres, à moins qu’il ne s’agisse de l’inverse.
La présence en contrepoint de Kasimir Malevitch, dans un dialogue discret, souligne la dimension historique du regard de l’art et du trouble de sa représentation. Celle de lignes minimalistes, de signes pareils à une abstraction blessée, brinquebalante pour évoquer la pesanteur de conditions meurtries. L’avant-garde échappe à la nostalgie, elle est le seul retour possible pour penser l’après. Car si la guerre affleure dans chaque image, elle n’est pas un sujet mais bien un état de fait. En ce sens, Kadan explore la trace du conflit comme le géologue travaille à identifier les strates d’un sol dont les effondrements modèlent l’identité, dont chaque point de la surface renvoie la vibration d’une histoire qui s’écrit ailleurs et que la victime ne peut que lire, habiter. Et peut-être hanter ?
Car l’œuvre de Kadan tient tout entier dans cette tension complexe entre hommage à la persistance et espoir ténu d’une altération possible de cette aberration. S’agit-il d’un dernier salut aux victimes de la violence, ou d’une possibilité de croire en un ailleurs par l’art ? Les deux, sans doute. Ni consolation ni monumentalisation du drame : l’entre-deux est trouble et la mémoire, prégnante, empêche à la mort d’avoir le dernier mot.
Alors en toute sobriété, les visages succèdent aux membres, les détails s’accumulent dans une lenteur qui brise la tentation de l’image, le charbon du fusain effrite et estompe le passage du temps. Une nouvelle géologie de la matière émerge ici où la blessure ne se referme pas ; la simplicité du geste, la retenue des formes imposent son équilibre entre gravité et résistance et maintiennent en vue ce présent qui ne passe pas, où la langueur de la mort ne peut constituer la seule échappatoire.
Lana Dali & Guillaume Benoit
Nikita Kadan, Rubble Flower — Du mercredi 22 octobre au samedi 20 décembre 2025 — Galerie Poggi, 135, rue Saint Martin, 75004 Paris