Daniel Dewar & Grégory Gicquel — Galerie Loevenbruck, Paris
La galerie Loevenbruck consacre ses deux espaces de la rue Jacques-Callot à une exposition magistrale du duo Daniel Dewar & Grégory Gicquel, qui poursuit depuis plus de vingt ans une relecture obstinée du monde à travers la sculpture. Fragment après fragment, leurs œuvres recomposent une réalité nouvelle, à la fois familière et déconcertante, où les signes du quotidien se défont pour renaître autrement.
Le bestiaire-herbier des artistes s’étire et se répète, marque des ruptures et continuités entre les ordres pour jouer constamment de la sidération et déjouer tout formalisme de présentation. Pas d’échos à la problématique de la ruine pourtant ici. La « sève » et la « vase », deux termes du titre de cette présentation qui, au-delà de leur plaisir syntaxique, de leur suave sonorité et troublante sororité, exhalent leur puissance de vie, qu’elle en soit l’expression (la sève) ou la condition (la vase). Il est donc d’abord question de vie ici.
On entre ainsi dans l’exposition comme au sein d’un lieu vibrant, métamorphosé en un aquarium onirique. La lumière se réfléchit sur un sol métallique, démultipliant les miroitements d’un vaste tissu de soie peint de poissons et de végétations hybrides. Suspendus dans l’air, ces motifs ondulent au gré du souffle ambiant et sont happés par l’hypnotique clarté de coquillages de marbre rose, entre corne et chair. Cette introduction de l’élément tissé dans leur vocabulaire ménage une place nouvelle au spectateur qui, ici, interagit subrepticement avec l’œuvre. Par cette friction et ce mouvement, le dispositif fait entrer l’extérieur dans l’espace fermé. Le visiteur, fondu dans cette atmosphère liquide se voit pris dans le flux de la sève, à moins qu’il ne s’ébatte déjà dans la vase.
Une plongée qui tranche avec le second espace et sa présentation délibérément objective, déjouant là encore le fil d’une exposition qui glisserait vers le narratif. Toujours tangible, l’histoire n’est pourtant jamais linéaire dans l’œuvre de Dewar & Gicquel et cette rupture de tempo, voire de sens, participe d’une stratégie du choc qui nous place, chaque fois nouvelle, face à la valeur littéralement « édifiante » de la sculpture. Qu’elle soit unique ou répétée, l’œuvre apparaît chaque fois comme une fragmentation unique du regard, de la matière.
Du reflet et des enjeux étincelants du premier espace, tout ici devient mat. Bois, tissu épais ; l’ensemble de mobilier, de panneaux de bois sculptés et de broderies composent un intérieur aussi familier que dissonant. On y reconnaît des fragments d’un monde ordinaire — une tarte aux pommes, un pull d’hiver, une flûte à bec, un pied, un lapin —, mais transposés dans la densité du bois et transmutés par l’investissement du travail manuel engagé. La mémoire sensorielle s’y réveille : la maille, la croûte, la chair, la fibre — autant de textures qui rejouent nos premières expériences de la matière. Dewar & Gicquel y font dialoguer le geste du sculpteur et celui du couturier, le savoir-faire et la répétition, la douceur et l’absurde. Entre la sève et la vase, entre l’élan vital et la pesanteur de l’origine, les artistes déploient une réflexion sans mot sur la fabrication, sur le « faire » comme acte de pensée.
Ils saisissent les images et les objets du quotidien pour les détourner de leur fonction, leur conférant une puissance presque anti-symbolique qui excède toute narration. La virtuosité de Dewar & Gicquel ne se mesure pas à la perfection technique (étourdissante), mais à la tension qu’ils instaurent entre le geste et le temps, entre la lenteur de la fabrication et la fulgurance de la rencontre. Un poisson, un coquillage, une tarte aux pommes, un lapin : ces figures modestes deviennent les médiatrices d’un rapport au monde où règnes, échelles et usages sont fondamentalement brouillés.
En cela, leur œuvre opère une forme de tautologie de la matière ; Dewar & Gicquel font bégayer le monde en extirpant des atomes qu’ils réexposent à d’autres périls, à d’autres vents et d’autres temporalités. Car malgré la noblesse ou la robustesse de leurs matériaux, la tradition immémorielle de leur geste, le désir de sacralité, voire d’immortalité est bien loin de cette fragmentation du périssable.
Dans cette circularité, le monde se reformule non plus comme souvenir de la mort mais comme rappel de la vie. Un memento mori réinventé ; non pas « souviens-toi que tu vas mourir », mais « souviens-toi que tu vis ».