Jan Fabre — Galerie Templon, Grenier-Saint-Lazare
La galerie Templon choisit d’inaugurer son magnifique et impressionnant nouvel espace avec une proposition ironique, une célébration faussement spectaculaire de l’opulence qui donne tout son sel à cette représentation morbide et décadente de la réussite économique.
« Jan Fabre », Galerie Templon du 17 mai au 21 juillet 2018. En savoir plus Machine de guerre pétrie d’amour envers son pays, cette mise en scène festive, morbide, criarde, inquiétante et touchante regroupe en son sein tous les axes de recherche de l’artiste qui trouve dans le portrait à la dynamite artistique de sa Belgique natale un terrain de jeu exquis, à la hauteur de son ambition de « guerrier de la beauté ». Les deux séries d’œuvres présentées, Folklore sexuel belge et Mer du Nord sexuelle belge présentent respectivement des sculptures déjantées et des dessins basés sur les illustrations des chocolats Côte d’Or.Tout en délicieuse ironie, Jan Fabre joue les artistes officiels modèles, signant les illustrations retouchées par ses soins, présentées au sein de cadres délicieusement kitchs de maniérisme et de préciosité, d’un logo « Bon artiste belge ». S’appropriant les illustrations présentes dans les chocolats Côté d’Or, Jan Fabre expose l’hypocrisie terrible d’une exploitation sûre de son fait et fait « dérailler », en les retravaillant, ces saynètes rêvées d’une enfance idéale en révélant leur part de fantasme morbide. Derrière la naïveté et la simplicité des images destinées aux « bons » enfants belges, ce sont des années de colonisation et d’exploitation de peuples totalement effacées des représentations imaginaires. Un silence qui tranche avec la prolixité de ces images où la morale est censée jouer un rôle primordial et que Jan Fabre détourne à son tour en représentant des fillettes sortant de coquillages explicitement liées à la symbolique sexuelle et sociale qui en découle.
Jan Fabre souligne ici un point délicat et subtil qu’il fait dialoguer avec la poésie délirante de la propre ironie culturelle d’un peuple belge capable, dans ses manifestations culturelles de masse (fêtes populaires, carnavals), d’un véritable décalage et d’un renversement des valeurs. Ce sont ainsi des figures de carnaval, de charivari fondant les ordres moraux, sexuels et les hiérarchies du pouvoir dans l’extase jubilatoire avec des sculptures inquiétantes aux couleurs chatoyantes. Multipliant, détournant et associant les éléments dans des orgies symboliques, ses sculptures réactivent des objets traditionnels du folklore belge, de l’orgue de barbarie aux crucifix de pacotille en passant par les masques de carnaval et créent une esthétique du strass qui emprunte directement aux matériaux employés lors des carnavals. Autant de structures qui servent de points d’appui à une multitude de créatures, plus petites, oscillant entre coquillages, mondes marins et organes sexuels humains. Verges, vulves et langues habitent ainsi des étoiles de mer, coquillages et oursins tandis que des homards, décomposés, arborent le drapeau flanqué du Lion d’or du royaume.
Dans cette double perspective, d’une efficacité scénographique indéniable, la joie et l’allégresse, l’alacrité se parent alors de l’aigreur et de l’amertume du cacao, cette réalité violente cachée derrière un écran de fumée d’une société qui « exploitante » dans tous les sens du terme. Le corps noir y est totalement absent, quand la majeure partie de la pesanteur de l’exposition est consacrée à cette charge de la colonisation, ce moteur d’une économie qui l’exploite. Ici, Jan Fabre fait le choix à son tour d’en faire le « refoulé » d’un folklore et d’un imaginaire autocentré sur son propre corps, affiliant à tous les objets du monde la centralité égoïste de son propre désir, matérialisée par l’organe sexuel. C’est peut-être la limite de cette « déclaration d’amour critique » hurlée à son pays, la Belgique qui, pour mordante qu’elle soit, peut n’apparaître que comme un miroir révélateur de l’horreur et pas une proposition de dépassement, tombant presque à la frontière de la délectation du scandale sans en inventer de sortie possible. Sans appuyer finalement une réinvention du paradigme et une intégration de la « différence » niée jusque-là en solution d’émancipation de cet ordre moral traditionnaliste. Une voie de sortie toutefois sous forme de synthèse prônée dans un autre travail de l’artiste, son spectacle Belgian Rules / Belgium Rules qui aurait pu, par bribes, assurer un contrepoids qui donnant tout son équilibre et sa pertinence à cette charge.
Quoiqu’il en soit, Jan Fabre offre une critique salutaire et terrible qui parvient à dire, dans l’hilarité « à vomir de joie » l’indigestion de ces sucreries, toute l’horreur d’un regard autoritaire et soliloquant sur le monde. Il détourne ce solipsisme pour en révéler, à travers ces fragments animaux, ces sexes organes poussant tels des champignons dans l’imagerie rêvée d’une société autiste, le pourrissement interne, l’impossibilité de se maintenir dans le monde en l’embrassant véritablement tout autant que la délectation sincère de la vie, le profit jusqu’à la lie des désirs et la joie du partage, de l’égalité prônée par l’ordre même du carnaval.
Une métaphore esthétique de la contradiction essentielle de ces visions fantasmées et iniques qui, comme tout « portrait » honnête, ravit à la mesure du vertige qu’il révèle.