Angelica Mesiti — Palais de Tokyo
Le Palais de Tokyo accueille une exposition de l’artiste australienne Angelica Mesiti, qui représentera son pays à la prochaine biennale de Venise. Une proposition réjouissante qui, à travers des expériences, des images, des sons et des mélodies, articule un mode de communication sensible et bien plus complexe qu’il n’aurait pu paraître.
« Angelica Mesiti — Quand faire c’est dire », Palais de Tokyo du 20 février au 12 mai 2019. En savoir plus Avec une rare subtilité, Angelica Mesiti revisite, pour l’exposition Quand faire c’est dire, une série d’œuvres de 2012 à 2017 qui, malgré leur petit nombre, assurent une immersion réjouissante dans un monde de partage et d’échange qui fait de chaque témoin-visiteur un acteur possiblement impliqué dans la performance en cours. Cette mini-rétrospective révèle à quel point la technologie, la virtuosité du cadrage, de la prise de son et la curiosité face à un monde au sein duquel sa propre pratique, tantôt solitaire, tantôt collective, provoque la rencontre avec l’inattendu, font naître d’émotions. Loin des interactions artificielles, l’artiste, artisane depuis une dizaine d’années d’images en mouvement, explore et met à jour une relation potentielle à l’autre qui dépasse sa simple rencontre. Un échange de traces, de souvenirs, qui se mêlent, dans le vertige d’images et de visages maximisés par les grands écrans, nous insérant au cœur de ses contextes pour faire de ces expériences les nôtres.Car chez Angelica Mesiti, la question d’un langage non-verbal est une piste de réflexion amorcée ouvertement avec The Calling en 2013 qui s’attachait à trois communautés communiquant à travers des sifflements. Si l’on entend ici des mots, des termes dans plusieurs langues, c’est moins leur définition précise, leur contexte que leur dynamique qui importent, ce rapport entre la prononciation et l’intention, entre le son émis et le silence qu’il efface. De sa formation de danseuse, elle aura su retenir la capacité à mettre en jeu les déplacements dans l’espace du spectateur mais égalment une aptitude à diriger les regards, à alterner les mouvements et les poses, les stases et les niveaux d’attention ; une chorégraphie silencieuse et intuitive toujours à l’œuvre dans cette exposition.
Une première installation qui l’illustre tout à fait, Citizen Band, présente un dispositif de quatre vidéos montrant des musiciens déterritorialisés dont l’activité musicale se déploie dans un espace « étranger ». La pratique, ici, s’exporte, se module à l’environnement et est tout entière portée par les artistes eux-mêmes qui créent, dans le « faire », leur propre identité et ouvrent chacun une fenêtre, hors de son espace de déploiement habituel, sur une culture et une histoire propres à leurs origines respectives.
Temps, histoire et géographie s’accidentent pour laisser émerger une problématique passionnante qui touche à tous les déracinés sans tomber dans le misérabilisme ni la glorification béate. Mesiti déploie ici un éventail de pratiques qui sont autant d’éloges de la création ; du chant traditionnel à la sérénade contemporaine, en passant par la percussion aquatique. La simplicité, la qualité de l’image et la beauté des plans, tous réalisés dans des espaces neutres, participent d’une pièce particulièrement touchante et terriblement efficace où les sons, les voix se suivent d’abord puis s’emmêlent jusqu’à leur dissolution dans une masse qui les perd et annonce le retour de la boucle. Plus que dire, ici, « faire » c’est être, exister dans une affirmation autre que celle de son existence. « Je fais, je suis » en quelque sorte et fais perdurer mon identité, la répète et, par là, témoigne de sa capacité d’adaptation, de sa possibilité d’adoption par d’autres.
Une exploration qui se poursuit dans la pièce suivante avec Mother Tongue où des individus issus de cultures et traditions différentes se présentent sous le prisme d’un rapport à la musique. Dans cette installation immersive et pourtant très simple, deux écrans projettent deux angles d’un moment partagé, Angelica Mesiti explore comme à son habitude des vies, des existences avec une véritable force plastique. Derrière la simplicité pourtant, Mesiti décèle autour du monde des contenus singuliers mais tout à fait partageables. Si sa capacité à saisir la beauté et la transmission émotionnelle de pratiques simples et vibrantes pourrait virer à une esthétique globalisante naïvement universaliste, l’artiste parvient à faire résister l’immédiate effectivité, l’irrésistible confort de percevoir dans ces altérités un rapport affectif certain et univoque. Cette efficacité pose en effet question ; les œuvres de Mesiti constituent-elles une superbe mise à jour de différences concrètes de l’émotion universelle ou la réduction des différences à travers le prisme d’une production dans l’air du temps ?
Ici, rien n’est simple ; si tout est beau, c’est dans la différence, dans l’antagonisme, dans son propre « excentrisme » que la dynamique s’affirme, n’occultant en rien les zones d’incompréhension, les difficultés que de telles postures font émerger. Plus que célébrer la beauté d’un quotidien idéalisé, Mesiti se rend en réalité au plus près du banal, dans le métro, dans la rue, dans des intérieurs modestes pour explorer les liens qui unissent à travers la voix. Ces fils historiques et culturels qui sont autant de biais de partage que des nécessités identitaires pour dire quelque chose encore, de sa propre existence, de sa place dans le monde. En ce sens, derrière la séduction de façade se révèle, bien moins ténue qu’attendue, une perspective politique qui ne s’empèse pas de discours et invente sa propre langue, un lexique de la position, de l’imposition dans le monde hors de toute biographie revendiquée, affirmée simplement par le moment de la rencontre et ce que chacun y donne à voir. Ni plus, ni moins.
La perspective d’une chorale muette suivant immédiatement les chants de l’installation Mother Tongue participe de cette remise en cause des attendus et déborde le cadre de l’immédiate appropriation pour offrir des perspectives plus tendues et tout aussi intéressantes. The Colour of Saying perturbe le dispositif en amenant cette fois un protocole pensé par l’artiste qui fait dérailler les évidences et impose une autre manière d’écouter. Par le silence d’abord, le souffle d’un geste du corps interprétant la partition à travers la langue des signes, les codes utilisés par les danseurs pour évoquer la chorégraphie à suivre et les bruits étouffés de claquements à même le corps. Sans autre forme de procès, la musique devient manifestation altérée, glissant de la sensibilité esthétique à la réception, pour la majorité des visiteurs, d’un ensemble de codes conceptuels qui la réinventent à nouveaux frais et orchestrent, pour qui s’y plonge, une nouvelle sensibilité.
Enfin l’installation Relay League, qui s’articule autour du langage morse, propose là encore une forme de communication dont cette fois le rythme est part essentielle à la compréhension. Conceptuellement passionnante, elle utilise différents médiums pour proposer un contenu plastique dense qui offre une conclusion plus ambiguë à l’exposition et s’éloigne de la complaisance que l’on pouvait craindre ; le « Feel good » devient un véritable « Feel free » qui passe par la contrainte de l’interprétation, par la danse et la musique de la partition d’un signe de mort, l’appel en morse utilise ici annonçait précisément la fin de son utilisation. L’effondrement de la fonctionnalité qui justifiait son existence pour le faire entrer dans l’histoire et le promettre ainsi à une nouvelle vie, définie par autant de contraintes que de consciences qui s’en empareront à l’avenir, donc indiciblement prisonnier de la liberté d’un temps qu’il appartient à chacun de faire advenir.
L’exposition de Mesiti constitue ainsi un ensemble riche et complexe, s’équilibrant de lui-même dans ses forces et ses faiblesses. Sans chercher à en réduire les doutes, ses œuvres prennent leur part de responsabilité en contrecarrant les évidences des autres, intégrant une auto-critique ou, à tout le moins, une altérité dans sa propre pratique qui ne souligne que mieux la complexité de ses sujets.