Entretien — Kader Attia
Kader Attia est un nom qui reviendra beaucoup ces prochains mois. Alors qu’il s’apprête à présenter son diptyque de projections de diapositives Open Your Eyes à la Documenta de Kassel, l’artiste est aussi l’invité du musée d’Art moderne de la Ville de Paris jusqu’au 19 août. Il y fait l’objet d’un accrochage monographique sensible. Rencontre.
Léa Chauvel-Lévy : Vous êtes l’invité du MAM. Racontez-nous comment vous répondez à cette invitation.
« Construire, déconstruire, reconstruire: le corps utopique — Kader Attia », Musée d’Art Moderne de la ville de Paris du 24 mai au 19 août 2012. En savoir plus Kader Attia : Le MAMVP invite régulièrement un artiste collectionné par le musée. Les deux commissaires Odile Burluraux et Jessica Castex ont pensé à moi au regard d’une de mes œuvres collectionnée La Piste d’atterrissage. C’est un diaporama sur des transsexuels algériens exilés à Paris. En plus de cette œuvre, j’ai articulé formellement un accrochage qui dialogue avec mes nouvelles créations. Pour les solo shows du musée, il y a un magnifique espace, la salle noire, un espace de 230 m2 où règne une belle pénombre. Cette intimité était nécessaire pour exposer mes collages, caissons lumineux et diaporamas…Pourquoi avoir donné pour titre Construire, déconstruire, reconstruire le corps utopique à cette exposition ?
Je voulais raconter une histoire où je donnais à voir le corps comme architecture. Pour moi, le corps est un lieu que notre esprit habite. J’insiste, parce que les gens continuent de penser que le corps et l’esprit sont complètement liés. Moi je pense qu’il y a un espace-temps entre les deux.
Vous dites souvent que vous faites des “recherches artistiques”, est-ce une méthode qui vous a guidé ici ?
Je parle de “recherches artistiques”, c’est vrai. Plus qu’une méthode, c’est une question qui m’accompagne souvent. J’ai passé beaucoup de temps d’une part à collectionner des revues d’architectures des années 30 qui ont été à l’origine de beaucoup de mes œuvres. Je lis, j’écoute et travaille sur des conférences de Michel Foucault, des idées de Le Corbusier entre autres, mais comment mettre en pratique toute cette théorie ? Je me pose ces questions tous les jours : à quel moment la recherche théorique devient-elle œuvre d’art ? Comment mettre en pratique les problématiques que je croise ?
Et, ici, comment avez-vous fait ?
Je m’inspire directement d’une conférence de Foucault, Le Corps utopique. Que je croise avec la théorie du Modulor de Le Corbusier. Mon exposition est un mélange de ces deux inspirations qui ont débouché sur une dizaine d’œuvres où le corps est tantôt une architecture, tantôt une prison, un espace à habiter. La Piste d’atterrissage donne à voir comment des transsexuels, que j’ai connus et côtoyés longtemps se sont réapproprié leur corps. Je pars de l’idée foucaldienne du corps que l’on retrouve en début de conférence : « Ce lieu que Proust, doucement, anxieusement vient occuper de nouveau à chacun de ses réveils, à ce lieu là, dès que j’ai les yeux ouverts, je ne peux plus échapper. Non pas que je sois, par lui, cloué sur place, puisque je peux bouger, remuer, le changer de place. Seulement voilà, je ne peux pas me déplacer sans lui, je ne peux pas le laisser là où il est, pour m’en aller, moi, ailleurs. Il sera toujours là où je suis. » 1 À partir du corps comme habitat mental, j’ai développé en 2003, ce diaporama où les transsexuels recréent leur espace intérieur, leur première architecture.
Vous vous inspirez de Le Corbusier, parlez-nous du Modulor et de la façon dont vous vous l’êtes approprié.
Je pars du Modulor pour tisser une réflexion sur le logement social. Le Modulor est une utopie proposé par Le Corbusier en 1945. Selon lui, l’habitat idéal devait s’inspirer de la morphologie humaine. Pour lui, le corps est résumable à une moyenne qu’il applique au logement social. Tout cela est illusoire, bien sûr, car dresser une moyenne de la morphologie humaine est impossible. Mais ce qui m’intéresse est de voir comment l’utopie d’un homme a été pervertie par certains promoteurs immobiliers qui ont construit des prisons à ciel ouvert. Dans cette exposition je montre dix collages sur ce cynisme de l’histoire à travers trois types d’images. D’abord, mes photos des années 80, je passais beaucoup de temps dans les cités dortoirs, en banlieue parisienne. Ensuite, des documents de revue d’architecture moderne de l’entre deux guerre qui me permettent de dire combien je trouve le projet moderniste critiquable. Enfin, des photographies d’architecture vernaculaire africaine qui ont inspiré en grande partie l’architecture française sans qu’on en parle explicitement.
Ces collages mettent vis-à-vis des images, des époques…
Oui, le principe du collage qui a été inventé par les surréalistes délivre un message politique. Je m’en sers pour contrecarrer notre époque amnésique, la réveiller. Mettre face à face toutes ces images en dit long sur l’incapacité de notre société occidentale à se décentrer. L’artiste à mon sens est là pour donner des grilles de lecture du monde, de l’histoire, créer des analogies.
De quel décentrement parlez-vous ?
Les Occidentaux ont une lecture tronquée. Il est important pour moi, par exemple, de rapprocher, visuellement, formellement, l’architecture dogon et l’architecture française. Il s’agit de décentrer les choses, de montrer des racines non avouées, non citées. Dire que l’architecture moderne a été sous influence d’une architecture africaine…
Vous travaillez en ce moment sur l’obsession de la perfection…
Oui dans la même veine que ce dont nous venons de parler… Ce qui m’intéresse est le mode de réparation des objets dans les cultures extra-occidentales. Lorsqu’un objet est cassé, on le recolle de façon visible, ce qui n’est pas le cas en Occident où l’on cache la faille, la blessure, la fêlure. Cela me passionne, je le rattache au fantasme de toute puissance de la pensée occidentale qui à partir de la Renaissance a créé un homme moderne répondant à un mythe.
Vous serez également présent à la Documenta de Kassel en juin prochain…
Oui mais je ne veux pas en parler avant d’y être. Mais je peux vous dire que l’exposition du MAMVP est une introduction à ce que vous y trouverez…
1 Michel Foucault, in Le Corps utopique, les hétérotopies, Ed. Lignes, réédité en 2009.