Entretien — Mircea Cantor
Pour inaugurer son nouvel espace, dans la Manufacture des Oeillets, le Crédac invite Mircea Cantor, lauréat du prix Marcel Duchamp 2011. Rencontre avec cet artiste qui, même s’il ne souhaite pas que l’on situe son travail entre poétique et politique, joue subtilement des leurres de notre temps et de toutes les formes de mensonges qui rôdent autour de nous.
Timothée Chaillou : Tu dis ne pas aimer la logique : nouvelle exposition = nouvelles pièces. Comment résonnent tes travaux par rapport à l’air du temps et par rapport au lieu dans lequel ils sont présentés actuellement ?
Mircea Cantor : Ce projet était initialement prévu pour les anciens espaces du Crédac. Peu avant l’été, on m’a annoncé que le lieu allait déménager. J’ai dû imaginer quel type de travaux se prêterait à ces nouveaux espaces.
Il faut préciser que le lieu précédent était un ancien cinéma, un espace sans fenêtres, alors que le lieu actuel était auparavant une manufacture. Soulignons que le terme manufacture est important ici puisque cela évoque quelque chose que l’on fait à la main.
De l’ancien espace au nouveau, nous passons de l’underground au panoramique. Je pense que toutes les pièces résonnent avec ce qui se passe dans le monde de manière générale. Que cela soit la légitimité de la violence, du pouvoir ou du mensonge. Mais, en même temps, je tente de ne pas être moraliste.
Tu ne veux pas être un donneur de leçons.
J’essaie. Avec l’avion Fishing Fly (2011), je voulais faire une sorte de portrait du mensonge aujourd’hui. L’hameçon, représente le mensonge. Non pas le mensonge des dirigeants, qui est véhiculé par la presse, mais le mensonge le plus proche de nous, dans notre quotidien, dans nos relations de tous les jours, avec nos proches. Dans la pêche à la mouche tu leurres les poissons, tu leur mens. Bien sûr, c’est plus facile de faire passer ce message avec un avion de chasse, déguisé en barils, car tout le monde comprend qu’il évoque la guerre, le mensonge plus global, mais il faut redescendre dans le microcosme.
L’hameçon est donc une sorte de tromperie, « un miroir aux alouettes ». Est-ce la même chose pour Phishing (2011), ce grand néon d’une canne à pêche avec une phrase en chinois Phishing for other people’s money, gods, time, love, life ?
L’expression “miroir aux alouettes” est magnifique. En effet, cela rejoint la pièce Fishing Fly, c’est le même registre.
Pourquoi avoir choisi de traduire cette phrase en chinois ?
Parce que la Chine est un cliché. Lorsque l’on évoque l’Asie, on pense presque immédiatement aux Chinois. Il y a une très grande culture de la peinture, de la philosophie qui est liée à des moralités, aux proverbes. Cette phrase que j’ai écrite est comme un proverbe, mais aussi un « anti-proverbe ». Tout ce que nous ont enseigné les philosophes d’Extrême-Orient est lié à l’idée de droiture. Aujourd’hui, même si l’on invoque les philosophes, c’est l’immoralité de la langue de bois qui domine. Phishing écrit avec « ph » est un néologisme, il évoque l’action de pêcher dans des boîtes e-mails ou des numéros bancaires. La canne à pêche est très présente dans la peinture chinoise. Le sage ou l’homme simple qui pêche dans sa barque est un thème récurrent.
De cette attraction pour l’art chinois découle Butterfly and Contrail (2011).
Oui, ce sont trois dessins que j’ai peints à l’encre de chine sur du papier japonais. Sur ces dessins, j’ai posé un cachet à l’effigie de mon nom en chinois. Il y a une tension dans l’image centrale : pourquoi y a-t-il cette traînée avec ce papillon ? On ne trouve pas cela dans les images chinoises classiques, parce qu’ils sont préoccupés par autre chose. Ma préoccupation était : comment créer une tension dans une image contemporaine ?
La trace d’un avion est comme un sillon dans le ciel, qui pourrait être lu comme violent, comme une coupure. De même, l’avion représente le pouvoir, face à ce frêle papillon. Travaillais-tu dans ce sens ?
Oui, mais je ne peux pas l’expliquer comme tu le fais ! Ton commentaire est très beau. Mes paroles sont dans ce que je fais.
D’une certaine manière, cela évoque ta pièce Ciel variable (2007) qui serait comme un danger imminent.
Pour Ciel variable, l’idée était d’utiliser des matériaux que l’on ne contrôle pas, comme la fumée par exemple. C’est la même chose pour Shortcuts (2005) ou Unpredictable Future (2004). C’est la question de l’imprévisibilité, de l’imminence d’un danger. Face à une image ou une peinture c’est à toi de bâtir une narration. C’est-à-dire que tu peux imaginer que l’avion est passé ou que le papillon arrive, ou alors que le papillon est là et que l’avion arrive… Il y a toutes sortes d’intrusions narratives qui viennent se tisser grâce à l’image.
Tu as évoqué Shortcuts (2005). Beaucoup d’artistes, et tous de manière différente, se sont intéressés aux sentiers : A second path has been added to the strangeness of a path that leads nowhere (2003) de Pierre Huyghe ; les sentiers de Richard Long dans la nature ; les images de sentiers dans l’espace urbain présentées par Ryan Gander dans sa performance Loose Associations ; les sentiers de Brasilia filmés par Jordi Colomer. Pour les Brésiliens les sentiers faits par les passants dans les zones urbaines sont appelés « passage de désir » et des cartes les balisent.
Je ne connaissais pas tous ces travaux, je suis innocent ! Mes Shortcuts représentent cette volonté humaine de ne jamais suivre une ligne générale. Les sentiers sont des « micro-interventions » dans nos vies qui dénotent un état d’esprit libre face à des besoins qui nous sont imposés, face à l’urbanisation. On pense que la circulation urbaine est faite pour le bien des habitants mais tu te rends compte qu’il y a une sorte d’organicité forte, de mouvement inhérent à la masse qui va au-delà de cette planification des urbanistes et des architectes.
Une envie de s’émanciper de la servitude d’une forme de rationalisme.
Oui, cela montre une sorte de détournement de ce qui est présent, une liberté d’action envers tout ce qui est imposé. Les gens qui font ces sentiers vont être plus aptes à changer un système, à changer quelque chose dans leur vie. La radicalité va bien au-delà : c’est l’écho d’un état d’esprit.
Est-ce que le titre de ton exposition, More Cheeks Than Slaps, évoque une forme de tendresse ou la violence de la perte de l’affection ?
Ce n’est pas pour ramener de la tendresse, mais plutôt du courage face à toute forme de violence. L’idée n’est pas de se laisser gifler de tous les côtés, dans tous les sens, mais justement de montrer l’amour, l’acceptation et avoir le courage de ne pas plier sous la violence qui t’est faite. Nous sommes trop souvent dans la parole sans être dans l’action concrète.
Pourquoi as-tu présenté cette phrase face à un miroir, comme tu l’avais déjà fait pour Untitled Film (2005) ?
Pour son aspect participatif et performatif. Quand le spectateur lit le texte il se voit, il voit son visage, ses joues. C’est la même chose pour Untitled Film et Geschäft ist Geschäft (2010), ton portrait s’intègre à l’œuvre.
Ján Mancuška notait que la scène artistique de l’Europe de l’Est, des années 1990/2000, avait en aversion l’art ostensiblement politique : « D’une certaine manière (…) être apolitique était fortement politique. La vie de tous les jours devenait trop politisée. Lorsque ce type de production artistique était mis en face-à-face avec de réels problèmes politiques — souhaitant parfois esquisser une solution pour ceux-ci — cela échouait ». De quelle manière te situes-tu par rapport à cet art dit apolitique en réaction aux années 1960/1970 ?
Je pense qu’être artiste est une tâche très lourde. Cela implique beaucoup de responsabilités, dans le sens de John Cage, « Response ability », c’est-à-dire des possibilités de créer des réponses. Tout cet art politique me fatigue parce que c’est une façon de tourner à vide dans le néant. C’est une situation à laquelle tu réponds avec les moyens dont tu disposes, qui t’apparaissent valables, et qui peuvent être utilisés à ce moment-là. La position qu’évoque Mancuška est très confortable : après la pluie, prendre un parapluie. Les artistes des années 1960/1970 de l’Europe de l’Est ne se cassaient pas la tête pour être subversifs, mais c’était leur seule façon de survivre face à un art enrégimenté. À l’Ouest il y avait le Pop Art, l’Expressionnisme abstrait plus tard, l’art conceptuel, l’art minimal, etc. À mes yeux, ces mouvements sont des cris face à la manière dont le public consommateur occidental s’exprimait. Quand tu regardes le même Pop Art, avec une distance nécessaire, cela est aussi virulent qu’une image d’un artiste de l’Europe de l’Est. Mais il faut aussi comprendre à qui s’adresse cet art.
Que penses-tu du travail de Hans Haacke ? Est-il trop « donneur de leçons » ? J’aime particulièrement sa proposition pour le pavillon allemand de la Biennale de Venise en 1993.
La proposition de Hans Haacke était frappante, c’était un message très fort. Aujourd’hui, il faut chercher quels sont les langages à employer et essayer de dépasser notre époque avec nos moyens d’expression. On ne peut pas parler de la même manière qu’il y a vingt ans.
Le chapeau de cow-boy contenant de l’huile de vidange Talking mirror (2007) et le long fouet tressé avec des drapeaux et des fleurs de tissus, et son tas de crottin au sol Dimension variable (2009), sont-ils les portraits d’une virilité dominatrice, voire destructrice ?
Dans l’absolu oui. Une virilité liée au pouvoir. Le chapeau de cow-boy et l’huile de vidange usée évoquent cette question de comment deux phénomènes ou deux index du pouvoir, deux légitimations du pouvoir très fortes, en se rencontrant, peuvent s’annihiler l’un l’autre.
« Le monde est plein à étouffer », notait Sherrie Levine et Douglas Huebler disait préférer simplement « constater l’existence des choses en terme de temps et/ou de lieu ». Tu as dit ne pas aimer cette saturation du monde par des images. Pourtant tout le monde produit des images, des objets, des déchets. Comment faire alors ?
Il faut doser. À un moment donné j’ai arrêté de faire des images.
Quand tu parles d’images, ce n’est pas dans un sens métaphorique mais bien matériel, des photographies ?
Oui des photographies. Le danger pour tous les artistes d’aujourd’hui, est de ne penser qu’en images. Il serait bien de penser plus à l’imagination qu’aux images, ne pas penser qu’au rétinien. C’est pour cela que mon art est métaphysique, en ce sens qu’il va au-delà du physique, au-delà du contact qu’on peut avoir avec les sens.
Felix Gonzalez-Torres disait utiliser le vocabulaire formel du minimalisme — pour ses Stacks — dans le but de le « secouer », sinon cela ne serait « qu’une pièce minimaliste de plus, chiante à mourir. » Les rubans de bétons des Seven Future Gifts (2008) sont-elles une réponse à la froideur de l’art minimal ?
Non, ce ne sont pas des réponses à la froideur de l’art minimal. Je n’aime pas répondre à d’autres choses qui sont dans le champ de l’art. Je ne suis pas dans la lignée de Jonathan Monk, ou des artistes de ce genre qui travaillent sur la reprise. Seven Future Gifts, est plus proche du Petit Prince de Saint-Exupéry et son mouton dans une boîte. L’aviateur dessine un mouton, mais le Petit Prince n’est pas satisfait, alors il dessine une boîte avec des trous en lui disant que le mouton est dedans, le Petit Prince lui dit qu’il est très satisfait. Cette invisibilité permet de nous projeter dans quelque chose. Ces cadeaux sont comme des cadeaux du futur. Le futur en lui-même est un immense cadeau, alors comment le matérialiser dans ces sculptures de béton, le béton étant l’éternel présent, puisque dès que tu sors de chez toi tu es face au béton ?