Interview Vivien Roubaud — L’Onde, Vélizy
Objets hybrides, mécanismes autonomes, processus séquencés et protéiformes ou assemblages recomposés dans l’espace, telles pourraient être décrites les pièces aussi intrigantes que fascinantes constituant l’œuvre éclectique de l’artiste français Vivien Roubaud. Dans le cadre de son exposition Vide secondaire au centre d’art de L’Onde, il y dévoile jusqu’au 23 mars deux nouvelles œuvres in situ. Retour avec lui sur la genèse d’un travail en constante mutation.
Matthieu Jacquet : En 2016, vous présentiez dans le grand hall du Palais de Tokyo une bâche de polyane tractée en l’air par quatre filins reliés chacun à un mécanisme. On retrouve actuellement une œuvre quelque peu similaire dans l’espace de L’Onde, suivant d’autres rapports d’échelle. Ce nouveau lieu a-t-il apporté à l’œuvre de nouveaux enjeux ?
« Vivien Roubaud — Vide secondaire », Micro Onde — Centre d’art contemporain de l’Onde du 19 janvier au 23 mars 2019. En savoir plus Vivien Roubaud : L’idée de cette œuvre est que son déploiement dévore l’espace qui la contient. En ce sens, cette nouvelle version est encore plus facile à comprendre que la précédente. Cette pièce joue sur les couches d’air, vient s’appuyer sur l’espace : devant elle, notre rapport à l’atmosphère devient plus consistant. Au Palais de Tokyo, le système était accroché très en hauteur et ne pouvait pas descendre. L’espace de L’Onde peut être exploité comme un grand cube, qui est donc plus simple à investir pour mettre en place ce déploiement. Ce genre de travaux est toujours pris dans des problématiques de dimensions et de proportions, c’est pourquoi j’attends beaucoup des invitations dans les centres d’art ou dans des espaces qui permettent leur expansion. Cette « sculpture » n’a pas de dimension maximale, mais elle a une dimension minimale qui fait qu’elle ne peut pas être coincée dans un espace trop petit. Ainsi je la ré-expérimente d’exposition en exposition, lorsque l’espace me le permet. Je considère que ces objets ne sont jamais vraiment cristallisés ni finis, ils nécessitent d’être réinterprétés à chaque fois. Ces recherches sont en vérité assez embryonnaires, je mets plusieurs années à en comprendre vraiment les enjeux et à en trouver la meilleure version à exposer. En ce sens, donc, les différents modèles de l’œuvre s’inscrivent véritablement dans une continuité de ma recherche.Cette œuvre peut d’ailleurs autant faire écho à la figure occidentale du fantôme, à l’image tristement réelle de sacs plastiques balayés par le vent, à un nuage protéiforme ou encore aux célèbres danses de Loïe Fuller… Comment expliqueriez-vous sa pluralité symbolique et interprétative ?
Quand je fabrique une œuvre, il n’y a pas de but ni d’idée pré-construite de ce que je voudrais en dire. Je sais que mes objets amèneront une force interprétative, et d’ailleurs j’y verrais moi-même des choses différentes selon mon humeur du jour ou ce que j’ai vécu la veille. Comme le disait Gerhard Richter, créer des œuvres pour répondre à une question n’a aucun intérêt si celles-ci n’ont pas d’autonomie permettant cette pluralité de lectures. Mes pièces se doivent forcément d’être polysémiques. En ce sens, je rejoins l’idée de Duchamp selon laquelle une œuvre n’est pas terminée par l’artiste mais par le spectateur : c’est lui ou elle qui doit finir la pièce, en y injectant son propre vécu, son propre imaginaire, ses propres problématiques. C’est pourquoi il est nécessaire de laisser l’œuvre ouverte et de ne pas la coincer dans un domaine d’interprétation précis. D’ailleurs, même si j’en avais eu un lors de sa conception, je ne le révélerais pas. En l’occurence, la particularité de l’installation Quatre filins, freins, moteurs, polyane, quarante-huit volts est qu’elle n’a pas de forme ni de format. Pour une fois, on peut réellement parler d’un objet sans dimensions qui vient réadapter sa volumétrie en se fabriquant dans le temps et dans l’espace.
Face à cette œuvre, trois ampoules sont fixées au mur : en les regardant de plus près, on découvre que leurs filaments sont remplacés par des morceaux de dentelle carbonée. D’où est née cette volonté d’hybridation des techniques, récurrente dans votre travail ?
L’intérêt principal de ces « ampoules » n’est en réalité pas d’éclairer, mais précisément d’exploiter le crochet, le coton pour arriver à en proposer une vision nouvelle. Ce travail est évidemment en écho avec la question du savoir-faire. On dit souvent que l’on travaille avec les objets de notre époque et en effet, on s’accapare toujours la matière qui nous est disponible dans un contexte donné. Aujourd’hui selon moi, il est bien plus facile de trouver un morceau de machine à laver qu’un morceau de bois assez solide et sec pour être exploité. J’utilise donc ce qui m’est accessible. En ce sens, je m’écarte des catégories de sculptures « high-tech » ou « low-tech », car je ne fais pas de distinctions entre les matières que je travaille. Concernant ma pratique, je préfère parler d’assemblages que de sculptures ou d’installations. J’envisage les ponts ou les hybridations entre les techniques comme des principes qui vont générer une nouvelle forme de questionnement. J’ai l’impression que faire se rencontrer ces idées permettra de créer quelque chose de nouveau, de surprenant ; c’est une forme de cuisine. Je pars de fonctions et de principes dont je tente d’extraire des effets secondaires, qui eux ne sont pas révélés ni principiels mais potentiels dans les objets. En hybridant la machine, on parvient donc à exploiter ces potentiels et les mettre au premier plan.
Par ailleurs, à L’Onde, le bruit des machines rythme notre expérience de l’espace tel un métronome. Quelle place accordez-vous au son dans votre pratique ?
Ce métronome est en fait totalement désynchronisé : le son n’est pas coordonné avec le mouvement et la programmation de la bâche est à 90% aléatoire. Ainsi, le bruit ne peut pas être séquencé. Bien qu’il ne s’agisse pas de sculptures sonores, le son fait partie intégrante du système autant que le mouvement et la lumière, qui résultent tous de mon travail. Dans ma démarche, il n’y a donc pas vraiment de règles concernant le son : soit celui-ci apporte un surplus de sens, soit au contraire une perte du sens. Si, quand je construis la pièce, il a sa place, je le garde ; sinon, je repense tout le système pour que le son ne soit pas amplifié. Ces choix dépendent vraiment de ce que je mets en place. L’année dernière par exemple, j’ai réalisé une pièce à partir de tuyauteries qui, à la manière d’une fontaine sèche, viennent créer des désiphonnages en continu. Ce bruit très connu et quotidien d’une baignoire qui se vide se trouve alors coincé sur lui-même. Tout mon travail autour de cette pièce a été fait pour faire ressortir ce bruit : dans ce cas précis, il s’agit alors bien d’une pièce sonore.
En effet, vos œuvres prennent très souvent comme point de départ des objets et des situations banalisées du quotidien. Cette trivialité est-elle nécessaire à sa sublimation par le mécanisme ?
Il me semble, oui. J’aime beaucoup les travaux qui ont un ancrage dans le monde des mortels. J’ai l’impression que l’on peut à la fois travailler avec des phénomènes extrêmement universels et que l’œuvre qui en résulte connaisse des interprétations très diverses, qu’un spectateur peu familier avec l’art contemporain puisse en tirer quelque chose de personnel. Pour moi, les phénomène simples sont les plus complexes, en réalité, et c’est en les mettant en évidence qu’ils prennent leur importance. Mon travail consiste à essayer d’aiguiser mon regard chaque jour sur tout ce que je vois, tout ce qui existe, et c’est souvent la chose la plus désuète qui contient la chose la plus puissamment poétique.
L’importance de la machine dans votre travail se traduit notamment par la visibilité des mécanismes comme parties intégrantes de vos œuvres, ou le caractère très descriptif de leurs titres qui détaillent leurs composants. Votre pratique révèle donc autant la scène que ses coulisses. Pourquoi choisir d’abolir cette frontière et ainsi risquer de rompre avec la magie du mystère ?
Justement, je pense que la magie est ailleurs. Pour moi, la beauté plastique d’un travail et les questionnements qu’il provoque viennent de l’assemblage. C’est important d’avoir toutes les clés de lecture pour en extraire une poésie, pour saisir une autre interprétation du monde. Même si un objet a sa propre notice de fonctionnement et a été conçu pour une tâche précise, il est capable d’être réinvesti : en ce sens, je veux que le spectateur puisse lui aussi penser que tout autour de lui peut être réinterprété. Rendre le mécanisme apparent veut aussi dire ne pas le dissimuler par simple souci esthétique, ce qui marque ma volonté de m’écarter du design. Pour décrire certaines de mes pièces, je parle d’ailleurs souvent d’« événements encapsulés » ou « sous atmosphère protectrice ». Si mes systèmes sont trop fragiles, je les protégerai par un contenant mais ce ne sera jamais pour les cacher. D’ailleurs, lorsque cela arrive, les membranes que je choisis sont souvent transparentes, afin que le mécanisme reste visible.
Comme en témoigne l’exposition à L’Onde, vos œuvres semblent avoir une existence en deux temps : un premier en tant qu’artefacts autonomes, et un second en tant qu’acteurs hétéronomes, reconfigurant un espace donné. Comment ce second temps de l’in situ intervient-il dans votre démarche ?
Cela dépend des œuvres, mais souvent, mon travail est suspendu, accroché à l’espace. Finalement, un espace comme la galerie de L’Onde est lui aussi une membrane qui contraint la pièce. Pour un certain nombre de mes pièces, l’atelier est trop petit pour les contenir. Ainsi, les espaces d’exposition deviennent des extensions de l’atelier, où je continue à venir travailler tous les jours, ce qui constitue des étapes nécessaires pour me permettre d’améliorer mes œuvres. En ce sens, ces sculptures sont vraiment dépendantes des espaces qui les contiennent. Leur caractère in situ est inévitable, puisqu’elles sont réadaptées, redimensionnées à chaque fois. Toutefois, beaucoup d’objets que je crée sont aussi plus autonomes et heureusement, car mes pièces in situ aux grandes dimensions comme celle présentée à L’Onde sont très énergivores. Si je prends l’exemple de ma pièce Gonflable, contrepoids, transmission scooter électrique, lustres à pampilles, collecteur tournant, chaîne de moto, quatorze mille litres d’air (2015), une sorte de grande bulle transparente contenant un lustre lumineux, j’ai essayé de la présenter dans toutes les circonstances possibles. Quand une pièce comme celle-ci est montrée dans une galerie, elle absorbe tout l’espace, sa lumière et ses ombres viennent se répercuter sur tous les murs, le plafond, le sol. Cela n’est pas le cas lorsqu’elle est présentée dehors, sur une surface aqueuse comme au Jardin des Tuileries lors de la FIAC de 2015 par exemple.
Votre pratique s’illustre donc dans cette mise en scène de processus, tantôt automatisés tantôt figés. En ce sens, où et quand l’œuvre commence et/ou s’arrête-t-elle pour vous ?
L’œuvre commence dans l’atelier, c’est certain, et se termine dans l’œil du spectateur. Dans mes œuvres présentées à L’Onde, les systèmes mécanisés doivent être en activité pour générer ce qu’ils arrivent à générer : les œuvres se terminent donc quand leur système s’autodétruit. Il faudrait probablement une activation permanente de ces objets. J’avais plusieurs fois réfléchi à des streams qui permettraient de regarder l’activité de ces œuvres en permanence. Je pense notamment à l’idée de Jean Tinguely, qui installait des boutons qui permettaient aux spectateurs d’activer ses œuvres quand ils rentraient dans la pièce : il aurait probablement préféré que le travail soit constamment en action ! Les accidents et aléas que connaissent mes œuvres après leur réalisation en font également partie. En arrivant à L’Onde par exemple, je savais que mon principe de dentelles ardentes aurait une durée de vie moindre par rapport à un industriel qui fabriquerait une ampoule. En réalité, mon travail n’est pas une ampoule à proprement parler : il s’agirait presque d’un projet alchimique, passant du biodégradable du coton au minéral du charbon. Contrairement à un filament d’ampoule, la dentelle carbonée peut être changée à l’infini, elle a donc un caractère renouvelable. Aussi, même quand l’œuvre est éteinte, l’essence de son caractère plastique reste présent : on accède tout de même assez bien au projet en lien avec les codes que nous connaissons, ainsi que ce que nous pouvons y projeter ou imaginer.