Nika Neelova — Nika Project Space, Romainville
Avec l’exposition Umbra, l’espace Nika Project propose une immersion convaincante dans le vocabulaire plastique riche de Nika Neelova, qui, à travers la récupération, la transformation et la réinvention, invente une généalogie du regard qui imprime et teinte de nos vies les objets qui nous entourent. À travers trois séries distinctes, l’objet se fait reflet d’émotions et se pare d’une spiritualité et surtout d’une force conceptuelle qui le transcendent.
Née à Moscou en 1987 et basée à Londres, Nika Neelova façonne une œuvre où les vestiges du bâti deviennent porteurs d’histoires enfouies. Formée entre La Haye et la Slade School, elle développe une pratique sculpturale qui détourne les matériaux récupérés et fragments d’architecture pour sonder la mémoire contenue dans les objets. Révélant ainsi les traces humaines inscrites dans la matière, elle fait surgir des nœuds de temporalités superposés et une chronologie géographique sensible des lieux qu’elle refait vivre, à l’image de cette exposition Umbra, dont les œuvres poursuivent une réflexion menée à l’Institut Warburg et lors d’une résidence de l’artiste au Sir John Soane’s Museum de Londres (une collection majeure de milliers d’œuvres de l’Antiquité au XIXe siècle amassées par l’architecte). L’ensemble creuse le sillon d’une rencontre fertile entre le hasard d’un lieu, de ce qui le peuple, et la diversité de réflexions qui le précèdent. En tension, les objets se voient évidés, dans leur passage à l’exposition, de leur équilibre premier ; une constante dans les pièces présentées.
Disséminés dans l’espace, les objets émergent par un choix scénographique audacieux à la matière de souvenirs fugaces, associés ou déconnectés pour traduire, au sein même de l’espace, une géographie de la mémoire, sa temporalité éclatée, fragmentaire, mais aussi sa propension à l’obscurité. Si les éléments sont lourds (bois massif), contondants (céramique, dents de requin), froids (verre, métal), c’est pourtant de fragilité qu’il est question, une menace essentielle de la matière par sa déréliction. De même que sa fonction se voit détournée, sa concentration elle aussi est vouée à la séparation, à la diffraction. Et, pareille à la mémoire, chaque pièce invite à penser à sa dissolution plutôt qu’à sa disparition, à ce qui perdurera d’eux, d’elle, lorsqu’ils se mêleront à d’autres matières.
Des rampes d’escalier désossées et enroulées en une multitude de torsions se dressent dans l’espace, monumentales et fragiles. Chargées jusque dans les veines de leur bois de l’histoire du lieu, de ses hôtes, elles deviennent des créatures indépendantes, évoquant autant le signe de l’infini que l’espace limité du labyrinthe. En offrant par endroits leur envers, elles dévoilent également des irrégularités qui sont autant de prises nécessaires à leur installation initiale, désormais cicatrices d’une utilisation obsolète. Face à elles, une sculpture minimaliste rejoue une découpe anatomique du globe oculaire et fait se connecter les racines étymologiques du « voir » et du « verre » pour matérialiser l’analogie entre les savoirs, l’évolution de notre compréhension du matériau comme de l’acte partageant de nombreux points communs, allant jusqu’à infuser l’un l’autre, la technique redéfinissant ontologiquement l’organique. Un écran analogue à la couleur même du verre employé, si profondément obscur que rien ne transparaît de ce qu’il contient.
La sculpture Beghost, elle, dresse ses épines inquiétantes dans un détournement passionnant de la Rose d’or, cette relique traditionnellement offerte par le Pape à un souverain ou un lieu de culte lors du carême. Loin de ce symbole de quiétude, dépouillé de ses épines, le bouquet épais de Neelova décapite les tiges de la fleur et y insère des dents de requin, constituant un buisson « dardant » qui renverse le célèbre épisode de la théophanie. Car ces dents de requin sont liées à la lecture symbolique qui en fut faite : passant durant l’Antiquité grecque pour des fragments d’éclipse puis au Moyen Âge pour des langues de dragon pétrifiées. De feu, il ne fut pourtant que fossilisation. Un jeu de détournement des symboles qui permet de relier les histoires en en dégageant des paraboles qui, inversant les valeurs, offrent des chemins détournés à la pensée pour réinterpréter les paraboles, les ancrant, à la manière de ces inquiétantes pointes hérissées sur notre route, à un monde contemporain inséparable d’une mise en cause des récits moraux et autres légendes et qui les voit pourtant perdurer.
C’est enfin une double croyance qui se voit activée avec la très romantique réinterprétation des lacrymatoires, ces petits flacons présents dans les tombeaux antiques dont on a longtemps cru qu’ils étaient des récipients destinés à recueillir les larmes des proches du défunt, renvoyant également au psaume 56:8 de la Bible. Si leur fonction est aujourd’hui remise en question, leur réinterprétation par l’artiste, usant pour leur reproduction d’un verre soluble par l’eau (et par les larmes donc), offre un objet poignant de sensibilité tant il donne corps à ces légendes, se dissolvant lentement, le temps de l’exposition, sous nos yeux, par nos yeux.
Un brouillage subtil des notions de vrai et de faux, reliant in fine le monde spirituel et la réalité tangible, laissant dialoguer les mondes des idées à travers la mise en scène, la transformation et l’élaboration de ses œuvres. In fine, Nika Neelova trouve entre des pensées qui ont présidé à leurs conceptions des résonances intimes, elle juxtapose les productions pour souligner, à travers leurs différences, l’unité de destin qui les relie.
De la disparition de la fonction à l’érosion biologique, tout est suspendu ici à une épée de Damoclès dont chaque œuvre semble la tentative d’émousser le fil, pour prolonger celui de la vie.
Nika Neelova, Umbra, du 14 septembre au 19 décembre, 2025, Nika Project Space, 43 Rue de la Commune de Paris, 93230, Romainville — Du mardi au samedi — De 10h à 18h