Orla Barry — Bétonsalon
Comme un reflet de sa vie bouleversée, l’exposition d’Orla Barry, Cœur de bergère, à Bétonsalon déploie une constellation de problématiques et d’inventions dont le fil narratif tient, comme chez Shéhérazade, à sa capacité à en faire un conte cruel et beau, où les vies des moutons et de leur bergère se confondent. Un titre en forme d’hommage, selon l’artiste, à la dimension émotionnelle de la pratique de l’élevage : son geste artistique cherche précisément à rendre visibles ces affects tus, ces attachements profonds et souvent invisibles.
À quarante ans, l’artiste abandonne les fondations d’une pratique artistique traditionnelle pour reprendre la ferme familiale. Par son investissement total, par le regard qu’elle porte sur ce monde et par l’implication quotidienne dont elle témoigne, elle engage une démarche artistique qui fusionne avec son existence même, de son propre corps à ses moyens de subsistance. « Ce travail est une recherche continue (de vie), tout comme ma vie d’éleveuse, que je considère aussi importante que mon travail artistique », confie-t-elle, affirmant ainsi l’indivisibilité de sa création et de sa vie rurale. En quittant le circuit traditionnel de la création contemporaine, elle invente une pratique qui dépasse la production d’œuvres pour engager un rapport libre et total à un domaine dont elle redéfinit les codes. Mais plus encore, à sa manière singulière de la mener et de la rendre, elle nous aide à en prendre la mesure en abandonnant tout attendu et toute morale ; l’émotion donne le ton et son intensité redéfinit le standard d’une pure objectivité du regard .
« Ma vie artistique, ma vie à la ferme, ma vie sexuelle, tout est flou », dit-elle dans un documentaire autour de son œuvre. Flou, parce que son regard fait vibrer les frontières. Cette nouvelle vie devient le terreau de sa production. Elle la parasite parfois, en imposant un rythme contraint, mais la nourrit toujours en offrant la matière de récits fictionnels ou réalistes dont la diversité des narrateurs (et des pensées qui la peuplent) se reflète dans la multiplicité des supports : panneaux pliants, impressions murales, tissages pop, cannes de bergère tatouées, performances déclamées par une comédienne ou encore sacs de marchandise épais. Le travail performatif occupe une place essentielle dans son processus, engageant le public, son opinion et sa participation lors de répétitions ouvertes qui ont permis de finaliser une performance qui structure l’espace d’exposition. La circulation des voix, la porosité entre création et réception s’y prolongent : « Les œuvres sont ainsi faites qu’on puisse s’y asseoir, le son provient de différents hauts-parleur donc il faut se déplacer dans l’espace pour l’entendre. » « Des fragments de la performance comme les Post-its sur les panneaux de texte, la tartine grillée » y sont toujours visibles, obéissant au désir de l’artiste « que la performance ait un espace et un temps ; qu’elle ait une durée. »
Dans un texte, un mouton raconte avec une fougue sensuelle le rituel de sa tonte. Ailleurs, Orla Barry confie ses doutes et ses sentiments quant à sa position d’arbitre dans un système où elle est à la fois juge et partie. L’expression devient alors une forme de résistance en résidence. La fiction se mêle à l’expérience intime et nous projette face aux joies et aux apories d’une vie de labeur, soumise à des valeurs fluctuantes, parfois absconses.
Humour et réalisme cru, dérision et langue documentaire s’unissent pour composer un témoignage précieux, à la portée politique indéniable. Si son œuvre porte une voix, elle transmet surtout position : « Les agriculteurs ont été diabolisés ces dernières années, mais ce ne sont pas les agriculteurs, c’est le système ! ». Derrière la solitude de la bergère, c’est un horizon politique qui se dessine : celui d’une confrontation à ses pairs comme à une société incapable de se figurer la réalité d’un produit — laine, viande — autrement que dans sa valeur finale. Barry déplace ce rapport marchand séculaire pour donner à voir l’expérience de vie qui le rend possible.
Dans l’espace s’accumulent formes, tentatives et expérimentations. Derrière l’aspect elliptique d’une scénographie éclatée, derrière la frontalité d’un dispositif assumé, presque rudimentaire, émerge ainsi une exposition d’une réussite formelle saisissante. La dimension plastique épouse l’humilité d’une création soumise aux à-coups d’une vie dépendante d’autres êtres. S’y ajoute une économie de moyens qui répartit les usages selon les sens et transforme chaque matériau — laine, corne, tissu, papier, métal — en protagoniste d’une histoire de rapports et de valeurs rééquilibrée. Cette logique d’hybridation s’étend à la circulation même des œuvres : « D’une certaine façon, je me débats toujours entre exposer et performer. Maintenant, par exemple, je réfléchis à la manière de répéter et développer mon travail sur place, à la campagne plutôt que de le déplacer en ville (plus tard, bien sûr, le travail pourra être montré ailleurs). Certaines pièces ont ainsi tourné, à la fois comme expositions et comme performances dans des théâtres. Cet aspect hybride de mon travail est très important. »
Dans cette recherche pleine d’humour, où l’artiste assume son auto centrement tout en affirmant une horizontalité entre tous les êtres qui peuplent son monde, y compris des animaux qui ne sont siens que par adoption mutuelle, les découvertes se font par déplacements successifs. Épisodiques, éruptives, les idées fortes se rassemblent dans une cohérence de résistance et de besoin d’invention. Orla Barry devient ainsi un « personnage-monde » qui renverse la vision romantique, autant celle de la bergère « Bo Peep » que celle de la figure bohème pour cristalliser un lieu de sentimentalité réinventée. Sa prose pastorale se mue alors en une poétique du vivant, attentive aux déséquilibres entre espèces autant qu’à ceux qui les traversent.
« I feel an ovine teardrop », conclut-elle dans un texte évoquant l’obsolescence économique d’une pratique qui unissait autrefois le mouton à son berger, la tonte d’une laine capable de rétribuer celui qui la prélevait et garantissait la vie au pâturage. Cœur de bergère donne ainsi le pouls de celle capable de battre au rythme de ses animaux, de prêter sa voix et de dévouer son art à cette intimité sans mots qui les lie. Un lien auquel nous pouvons désormais, tous, nous accrocher.
Orla Barry, Cœur de bergère, du 18 octobre au 20 décembre 2025 — Bétonsalon — centre d’art et de recherche, 9, esplanade Pierre Vidal-Naquet, 75013 Paris — Du mercredi au vendredi de 11h à 19h, le samedi de 14h à 19h