Philippe Parreno, Anywhere, Anywhere Out of the World — Palais de Tokyo
Le Palais de Tokyo offre un terrain de jeu formidable à Philippe Parreno qui fait de l’apparente économie de moyens et d’objets la possibilité même d’en goûter l’infinie sensation. Slash vous propose une plongée au cœur de cette exposition à travers une lecture forcément subjective de ses enjeux.
Si Anywhere, Anywhere Out of the World joue sur les sens, déroutant les attendus de nos perceptions aussi bien visuelle qu’auditive, c’est bien le ressenti de l’homme, de son histoire et de sa grille d’interprétation qui est au centre de la véritable aventure qui attend le visiteur au Palais de Tokyo. Et, indéniablement, Philippe Parreno a su se servir de l’immensité du lieu pour offrir un parcours d’une beauté glaçante. Car ce qui est en jeu ici n’est pas seulement le principe de perception mais bien le sentiment de l’espace lui-même et, partant, les modalités de sa compréhension.
« Philippe Parreno — Anywhere, Anywhere Out of the World », Palais de Tokyo du 23 octobre 2013 au 12 janvier 2014. En savoir plus Deux forces parcourent en effet Anywhere, Anywhere Out of the World. La première, hostile et sèche, donne à sentir la tragique impossibilité à s’approprier le monde, la perpétuelle « étrangèreté » de la rationalité sur la vie des choses, des objets, mettant en doute la perception de l’espace pour en révéler bien plutôt son sentiment. La seconde, conséquence inattendue et pourtant sous-jacente, fait office de révélation ; c’est par cette distance, cette impossibilité d’appropriation que naît un élan commun, un lien vital qui unit chaque élément du monde en faisant de leur coexistence la condition même de leur réalité.Ici, rien ne se donne, tout se crée. Perturbant, aride et largement plus intéressant que les premiers signes perceptibles qu’il renvoie (reprise des codes d’éclairage des cinémas américains avec Marquee ou l’utilisation d’un éclairage tel que ne se découpent que des silhouettes avec La Banque d’accueil ), c’est bien à une exploration du « non-pensé » de la sensation qu’invitent ces installations. La lumière devient bruit, l’espace perturbation thermique, le silence se fait obscurité, l’ombre glace les tympans. La poétique des cinq sens, chez Philippe Parreno, se mue en un véritable atlas du sentiment, renvoyant sans interruption le visiteur au cœur de sa condition, corps étranger face à un monde qui ne lui appartient pas, guidé seulement par ce qui l’affecte et s’orientant comme il peut dans ces allées qui l’obligent à se tourner vers lui-même pour justifier un tel périple.
Propulsé dans cet univers, jeté sans autre forme de procès dans une salle glaciale face à une neige reconstituée ou témoin impuissant de portes automatiques qui séparent le vide , c’est à lui de dénouer les fils qui l’en sortiront, sans autre repère que des cartels obscurs, en anglais, qui ajoutent à l’étrangeté des expériences qu’il subit. De là, l’affect et la sensation ne peuvent que se déporter vers l’affection, le sentiment. L’espace devient contexte, ses perturbations deviennent signes et ce monde terrain d’expérimentation à apprivoiser plus qu’à décoder. Car la force du démiurge Philippe Parreno se situe précisément dans ce trop-plein d’un univers qu’il crée, dans l’absence claire de volonté de contrôle, d’imposition de sens ; ce monde n’est pas le sien, il « est » d’autant plus monde qu’il « fait » monde, se renouvelle et renouvelle sa perception à mesure qu’il se peuple. À mesure, finalement, que celui qui s’y risque ose s’y enfoncer. Cette étrangeté n’a pourtant rien d’une mise à distance ; c’est précisément parce qu’elles nous forcent à penser notre propre « étrangèreté » face au monde que ces installations nous invitent dans le leur.
Mutiques mais loin d’être muettes, les installations d’ Anywhere, Anywhere Out of the World semblent distiller, derrière leur existence autonome, l’énigme d’un langage secret, commun, qui unit autant qu’il distingue nature, technologie et humanité. Un vertige d’autant plus grand qu’il impose d’emblée sa cohérence. Telles des plaques tectoniques en mouvement, la force des soubresauts imprimés par l’ensemble des œuvres s’achève en un séisme du sens ; bien plus qu’un étranger, le visiteur est un vecteur de cette écriture du mouvement, de cette langue dynamique et subjective qui irrigue le Palais de Tokyo. Si l’installation TV Channel propose une expérience déroutante d’éloignement du son à mesure que l’on se rapproche du mur de projection, difficile de ne pas voir ici une métaphore même de la langue. Tout comme elle, l’écran, qui diffuse la lumière autant qu’il la laisse passer (sa structure, pareille à un grillage, n’est pas pleine) semble remplir la fonction essentielle du mot ; émettre autant que filtrer le sens. Une machinerie complexe qui diffuse régulièrement The Writer, un film qui pare l’acte d’écriture de sons mécaniques, accentuant le vertige d’une rencontre orchestrée des processus. L’écran lui-même est un monstre, il retient la lumière autant qu’il la laisse filer, dévoile autant qu’il cache son propos.
Plus loin, des pianos mécaniques activés automatiquement alternent silence et musique, les ampoules s’allument et s’éteignent à mesure que le temps passe, révélant des détails de l’espace voire même d’œuvres entières avec Fade to Black. Les éclairages alternent, s’altèrent et la perception pure s’éclipse pour laisser place à une compréhension des mouvements, une sensation de proximité avec les « gestes » du monde. Les machines étranges prennent vie, et l’on assiste incrédule au ballet hypnotique de Danny La Rue, chef-d’œuvre de sobriété et de complexité. Une salle immense muée en une forêt de sons et lumières dans laquelle on se prend à écouter les craquements secs des ampoules, à tenter de deviner une mélodie dans les reflets saccadés qui courent à même le sol. Parce que notre perception a besoin de sens, ce paysage impose sa signification et partage finalement le secret de son existence, celui de n’en avoir aucun.
Par la sensation, par la mise en espace, Philippe Parreno déploie ainsi une langue des sens, des sensations, où le froid de l’espace compénètre l’obscurité, où l’espace lui-même ne se fait plus simplement dimension à percevoir mais à ressentir. Comme l’illustre Zidane, a 21st Century Portrait, installation réalisée autour du joueur de football, qui trouve ici sa forme la plus aboutie avec la mise en place d’autant d’écrans de projections que de caméras nécessaires à sa réalisation. Le sportif y exprime un saisissant langage du corps, une intelligence du mouvement où chaque seconde devient une attitude, le geste d’un être prêt à surgir, à capturer cette chance, si infime qu’elle soit, de participer au jeu. À ce titre c’est peut-être ici une des plus belles visions du sport et, par extension, de la notion de concentration réalisée dans l’art que cette tension perpétuelle où l’essentiel ne se joue pas dans ce que le spectateur perçoit, « l’action » au football mais dans l’exercice du sportif et sa tenue « à disposition », prêt à accueillir l’événement quelle que soit sa forme, quelle que soit sa nature. Une leçon que le spectateur ne peut qu’appliquer à l’appréhension de cette exposition qui, avec la régularité de cette machine complexe qui reproduit infiniment le même motif sur une page blanche (ModifiedDynamicPrimitivesforJoiningMovementSequences), fait invariablement naître chez quiconque la parcourt une persistance du sentiment de l’espace, une compréhension de son expression.
En ce sens, tout ici semble se greffer au langage, à cette tentation de « faire langue », de penser un idiome d’affects, de percepts plus qu’une parole porteuse de sens. Une langue qui en finirait avec la géographie humaine pour retrouver la géographie pure, une écriture de l’espace terrestre, seule capable de proposer une lecture viable du monde.