
Pooya Abbasian — En questions
Issu du dessin et de l’illustration, Pooya Abbasian (1985) poursuit à travers la vidéo, la photographie et l’installation la rémanence de l’empreinte pour explorer marges et frontières en tenant entre elles les contradictions de formes et les ambiguïtés de sens. Langues, nature et signes urbains composent dans son œuvre une triade indissociable dont la gémellité redessine, à travers l’expression de vies qui nous jouxtent, notre rapport à l’espace et à l’autre.
Comment en êtes-vous arrivé à l’art et quel a été votre parcours jusqu’ici ?
Pooya Abbasian : Par le dessin. Je ne sais pas vraiment comment, mais c’était une envie évidente depuis l’enfance de devenir peintre. C’était presque une fantasmagorie pour moi, je ne savais même pas que cela existait réellement, être artiste. Pendant longtemps, j’étais persuadé que c’était impossible. Personne dans ma famille ni autour de moi n’était artiste et, en plus, mes parents l’interdisaient. Cependant, à 16 ans, j’ai eu un accident qui m’a contraint à ne pas pouvoir marcher pendant un an. Pendant cette période, je n’ai fait que dessiner et c’est là que mon envie d’art est devenue une évidence. L’année suivante, j’ai réussi à convaincre mes parents, en leur montrant qu’avec le graphisme, le film d’animation je pouvais également envisager un avenir financier. Parallèlement, j’ai commencé à exposer. Mon “billet d’entrée” dans ces expositions, c’était le dessin, puis, je me suis intéressé à l’auto-exotisme chez les artistes du Moyen-Orient qui cherchaient à plaire à l’Occident. Le dessin a alors pris une dimension d’installation et de critique sociale. L’immigration en 2011 en France m’a poussé à déconstruire tout ce que je faisais en Iran, et mon travail a évolué vers ce qu’il est aujourd’hui. Cette dynamique de construire, déconstruire et reconstruire est devenue le cœur de mon travail.
Comment définiriez-vous votre pratique ?
Les mots-clés dans ma pratique aujourd’hui, ce sont la « transition » et l’ « ambiguïté ». Ces notions peuvent être interprétées de multiples façons : entre deux états, deux cultures ou plusieurs façons de penser. Mais ce qui est fondamental pour moi, c’est que cet endroit de transition n’est pas un simple passage, mais un espace solide, où l’on peut véritablement exister et évoluer. C’est une zone floue, un entre-deux ou plusieurs, qui permet de se redéfinir et de confirmer une identité. C’est en occupant cet espace que je parviens à mélanger les médiums, les techniques et les idées, et à les faire coexister ensemble.
S’agit-il pour vous de vous inscrire en rupture avec une histoire (de l’art des formes, des idées) ou dans la continuation d’une tradition ?
Je crois qu’on peut accueillir les deux. Il n’est pas nécessaire d’être contre l’histoire ou de rester dogmatique avec la tradition. Aujourd’hui, je trouve que nous avons plus que jamais besoin d’équilibre. Il ne s’agit pas de rompre, mais de naviguer entre les différentes influences, de les réinterpréter pour faire avancer notre compréhension et notre pratique. L’art évolue en permanence, et il est essentiel de s’en nourrir tout en gardant un regard critique mais ouvert.
Des figures de la création ou de la pensée continuent-elles de vous nourrir ?
Pas comme avant, quand j’étais plus jeune. Je continue à voir et à lire, mais sans la même obsession de consommation. Il y a des noms qui restent comme Marc Augé, Franco ‘Bifo’ Berardi ou bien Mark Fisher et ses fantômes du capitalisme — ils me parlent encore. Au cinéma, Abbas (Kiarostami), Apichatpong Weerasethakul, ou Michelangelo Frammartino. Mais ce qui me nourrit vraiment aujourd’hui, ce sont les petites choses. Je trouve des moments enrichissants qui m’échappaient autrefois, souvent dans les instants subtils de la vie quotidienne.
Quel impact cherchez-vous à provoquer sur le spectateur ?
Je ne cherche pas à avoir un impact direct sur le spectateur. Il s’agit plutôt de poser une question, sans prétendre apporter une réponse ou imposer une vision. Mon travail vise à créer un espace où l’on peut partager des émotions, des ressentis, des réflexions qui, peut-être, résonneront collectivement, sans nécessité de conclusion. C’est une manière d’exister, propre à notre époque et surtout à ma génération — une génération de transition, prise entre plusieurs changements. Une génération qui a été un terrain d’expérimentation, évoluant entre l’avant et l’après de nombreuses transformations : entre l’analogique et le numérique, entre l’ère pré-Internet et celle du post-Internet.
Donnez-vous toutes les clés de compréhension ou ménagez-vous des zones d’indétermination dans votre œuvre ?
Je reste dans l’incertitude et ne prétends pas détenir toutes les clés dans ce que je fais. Une grande partie de la création passe par l’inconscient, un domaine auquel nous n’avons pas toujours accès, y compris en tant qu’auteur. C’est avant tout une interaction, née d’une nécessité, d’une envie, ou parfois des deux. Il n’y a pas de sens fixe ni de vérité stable. L’indétermination fait partie intégrante du processus.
Souhaitez-vous, à travers vos œuvres, représenter l’image d’un autre monde possible ou au contraire nous encourager à nous représenter le nôtre de manière nouvelle ?
Je ne suis pas vraiment sûr. Peut-être les deux, peut-être ni l’un ni l’autre ! Je pense qu’il y a déjà plusieurs mondes qui existent dans le nôtre, et il s’agit davantage de vouloir les regarder, Les voir, c’est aussi une question d’interprétation.
Pouvez-vous nous dire quelques mots autour de l’exposition que vous présentez actuellement ?
Je viens d’ouvrir une exposition à Shinpuhkan, Kyoto, suite à une résidence au Japon. Ce projet a émergé d’une collaboration avec un designer japonais qui m’a invité à travailler à ses côtés. J’ai mené une recherche autour des plantes sauvages, ou mauvaises herbes. C’est ainsi que le yamabuki est apparu, une plante discrète mais chargée de symboles. Une légende raconte qu’elle ne produit pas de fruits, seulement des fleurs et qu’elle incarne une forme de noblesse dans le dénuement. Poussant en bord de rivière, entre deux mondes, elle symbolise à la fois la résistance et l’humilité. Cette image résonne avec l’exposition qui, elle aussi, se situe à la croisée des chemins entre art et design. Le résultat questionne l’existence de ces deux domaines, tout comme cette fleur entre deux mondes.
La pratique de l’exposition a-t-elle modifié votre manière de travailler ?
Pas vraiment. Je fonctionne avec les deadlines, sinon j’ai tendance à laisser les idées traîner, espérant les développer ou les approfondir davantage. L’exposition devient alors une sorte de nécessité pour finaliser le travail. Mais comme pour toutes les deadlines, c’est en production que les idées prennent forme et que les éléments se raccordent.
Parmi les artistes de votre génération, y a-t-il des démarches qui vous impressionnent ?
Je suis davantage impressionné par les artistes qui créent leur propre univers, sans prétendre suivre une tendance ou l’air du temps. Ce qui me touche, c’est cette capacité à être sincères dans leur démarche, à ne pas céder aux attentes extérieures ou à l’influence des modes. Ils créent un langage personnel, loin des impératifs contemporains, et c’est cette authenticité qui m’interpelle. Ce type de démarche, fondée sur la recherche et l’indépendance.
Quels projets pour les mois à venir ?
Je prépare une exposition pour le mois de septembre au Carré Baudoin. Il s’agit d’une exposition monographique qui présentera de nouveaux projets en cours, notamment un projet de film. Comme tout reste incertain jusqu’à la fin de l’installation, je ne suis pas encore en mesure de donner plus de détails.