
Agir dans son lieu — Cac La Traverse, Alfortville
Le Cac La Traverse présente une exposition engagée et engageante qui s’inscrit dans une recherche au long cours autour du lien entre art et monde paysan, menée par la commissaire Julie Crenn. D’une extraordinaire sensibilité et d’une profonde subtilité elle raconte la terre et son emprise sur les vies, celles qu’elle nourrit, celles qu’elle prend. De la figure symbolique du travailleur de la terre aux enjeux écologiques et, par extension, biologiques, des méthodes d’exploitation du sol, la somme de problématiques embrasse avec acuité les enjeux de la représentation et de la création contemporaine.
S’attachant, in fine, à expliciter la manière dont les artistes, à travers l’agriculture, traduisent un engagement « dans leur lieu », Agir dans son lieu déploie un cinquième volet qui compile des « mémoires agricoles » d’artistes dressant un portrait sensible et fragile de l’humanité au sein d’un ordre qui, par d’innombrables biais, tend à l’exploiter.
« Agir dans son lieu », CAC La Traverse, Centre d'art contemporain d'Alfortville du 22 janvier au 29 mars. En savoir plus Du grave au léger, de l’empirisme technique à la théorie politique en passant par la rêverie et l’imaginaire, la richesse du sujet trouve un reflet polyphonique dans l’ensemble des démarches présentées tout en maintenant — et c’est là la force principale de cette présentation — un angle problématique pur que seule une retranscription dans le champ artistique de l’exposition peut rendre : celui de la sensibilité et de la sensation.Avec une scénographie d’une belle intelligence, les registres de pensée, les modes d’action et les enjeux symboliques s’égrènent au long d’une partition dont les coupes font sens. La première salle de l’exposition nous plonge d’emblée au cœur d’une structure industrielle à la force plastique évidente, portée par l’œuvre de Nicolas Tubéry et sa reconstitution d’une technologie des savoirs de la terre et des animaux. Là, organique et machinique, peau, métaux et plastiques s’emmêlent pour mieux entrer dans le rapport à la terre. Chaque élément, autour des vidéos, laisse planer une part de doute, évoquant tout aussi bien la fonctionnalité rationnelle que l’étrange excès d’un machinisme qui nous a déjà dépassés. Le froid et le chaud, données essentielles à une logique du toucher, résonnent immédiatement avec les sculptures de laine imprimées de Morgane Denzler, mêlant là encore les techniques pour repenser l’image. Une image elle-même en crise avec l’installation de 38 reproductions sur canevas du tableau Des Glaneuses de Millet, surmontées des diverses insultes adressées, au fil de l’histoire, aux paysans.
À travers la photographie, les inventions et la dérision, les artistes réinventent une image du paysan, l’engageant dans une fierté revendicative avec une photographie de Damien Rouxel, dans une poésie méditative qui est aussi une lutte avec Kour Madame Henri, et dans une compréhension érudite et affective de son environnement (Julie Vacher, Annabelle Guérédrat, Gisèle Gonon).
Car l’exposition est également l’occasion d’interroger le regard de toute une société sur ceux qu’elle investit de la transformation des sols. Si leur traitement par les acteurs médiatiques — journaux, sciences sociales, arts et culture populaire — a, depuis quelques années, sensiblement changé, leur image n’en demeure pas moins l’objet de contrariétés et de ressentiments qui perdurent. C’est que, dans sa diversité parfois contradictoire, la paysannerie reste un objet culturel aux contours mal définis et mal compris, dont la réduction à l’âpreté constitue bien souvent le raccourci idéal pour éluder sa complexité et son importance dans la vie de tous.
La dernière partie de l’exposition nous ramène à cette terrible réalité d’une profession en proie à une souffrance insupportable, que les conditions d’exercice poussent au suicide. Glaçante et nécessaire, la série Un système à bout de souffle ? de Karoll Petit documente les suicidés d’une société qui, de même qu’elle se doit de penser à sa préservation sur le long terme, ne peut laisser une fonction, une profession s’abîmer jusqu’à l’autodestruction. En face, Morgane Denzler dresse une combinaison d’un paysan qui se découpe, pareille au reste d’une bête dépecée. Un effroi allant jusqu’au feu de l’alarme, du Jour de fête de Pascal Rivet, l’embrasement d’un tracteur dont les flammes colorent d’obscurité la campagne.
Un drame qu’il nous appartient, rappelle pourtant l’exposition, de ne pas muer en tragédie, appelant à une prise en compte globale de nos intérêts à tous pour préserver l’espoir de l’invention d’un système qui n’a d’autre finalité que de perpétuer la vie. Cette vie qui continue de battre, depuis les entrailles de la terre, et nous relie au ciel de notre existence, à l’image de ce mouvement inlassable du ver de terre dans la vidéo Anneaux célestes de Gisèle Gonon.