Space Age — Galerie Thaddaeus Ropac
Avec Space Age, la galerie Thaddaeus Ropac met à profit son très bel espace de Pantin pour accueillir une nouvelle grande exposition thématique qui joue sur l’imaginaire spatial et met en lumière des œuvres d’artistes hétéroclites qui, chacun à leur manière, interrogent notre imaginaire autant que les limites de l’exploration scientifique.
Forte d’un thème aussi libéré et ludique, c’est donc à une exposition qui parvient à toucher une profondeur et une gravité inattendues que nous convie la galerie, qui déploie ici quelques œuvres monumentales et une très belle mise en perspective initiale.
« Space Age », Galerie Thaddaeus Ropac Paris Pantin du 27 septembre au 23 décembre 2015. En savoir plus Car avec son ballet grotesque et drôle, Jules de Balincourt, dont le travail mériterait une bien meilleure visibilité en France, amorce avec joie ce parcours enlevé. Ses toiles mettent en scène des cosmonautes vaquant à des danses déjantées au cœur de vortex splendides. Ce space-opéra burlesque se pare d’une critique acerbe de la conquête de l’espace bien vite devenue course des puissances du monde à la colonisation. Derrière la naïveté de certains traits, la peinture de Jules de Balincourt cache une virtuosité de la composition et de la couleur qui appuie avec force le paradoxe de l’imaginaire spatial ; le désir d’espace a tout des rêves d’enfant, véritable vertige d’une conscience ouverte à l’inconnu, à l’au-delà, percevant pour la première fois sa place absurde et excitante dans l’univers. Mais cette vision d’enfance coïncide précisément avec l’un des domaines les plus avancés et les plus techniques de l’intelligence humaine, liant dans son sillage imagination et science appliquée.En face, Tom Sachs érige sa maquette approximative du vaisseau spatial de la tristement célèbre mission Challenger. Aussi passionné par la conquête spatiale que perplexe face à la course tragique du progrès technologique, l’artiste avait mis en scène sa vision à travers une performance délirante d’exploration lunaire à la Gagosian Gallery de Beverly Hills. Outre donc son interprétation littérale, le titre de l’exposition repense la question essentielle de l’âge auquel les êtres humains rêvent, autant qu’ils s’en inquiètent, d’espace.
Ce mélange subtil entre le sérieux du rêve et l’onirisme d’une réalité scientifique capable de nous projeter à des centaines de milliers de kilomètres se voit ainsi parfaitement synthétisé par l’installation de Cory Arcangel qui, lui, détourne ses jouets d’enfant (en l’occurrence une console de jeu vidéo Nintendo) pour reprogrammer deux de ses logiciels et créer à travers eux des séquences animées. Imaginaire et ingénierie se croisent dans une métaphore geek de l’envie d’espace qui clôt ce très beau dialogue entre des démarches qui, pour différentes qu’elles sont, résonnent avec une acuité exceptionnelle.
En épurant au maximum l’image de prouesse technologique (tout en utilisant un matériau synthétique issu des avancées industrielles), Sylvie Fleury s’attache, elle, à la figure utopique des navettes spatiales rétro-futuristes qu’elle recouvre, en en effaçant toute aspérité, d’un rose glossy très proche des ardeurs enfantines pour « tout ce qui brille ». Associée à l’indéniable dimension phallique de l’objet, l’œuvre issue de la série Premier Vaisseau spatial sur Vénus renvoie une fois encore à l’ambivalence des imaginaires et brouille encore la perception de ce nouveau vocabulaire esthétique qui s’est imposé dans les années 70.
Un phénomène auquel les artistes de générations précédentes n’ont pas échappé, contemporains eux de cette incroyable variation du paradigme de l’espace. Ilya et Emilia Kabakov explorent une dimension plus symbolique avec la figure titanesque d’un ange déchu, échoué sur terre à la manière d’un débris spatial. Ils touchent avec cette lecture métaphorique le hiatus inévitable de cultures, dont les savoirs ont été longtemps arrimés aux autorités religieuses, parvenant à s’arracher de leur condition d’habitants de la terre pour aller voir « là-haut » quelle raison donner à leur existence. Le duo d’artistes, fasciné par la conquête spatiale en dresse ici une métaphore humanisée qui amorce la tournure plus dure que prend l’exposition. Vient immédiatement à l’esprit la mythologie grecque et son célèbre Icare, qui condamne, dans la possibilité même de quitter l’attraction terrestre, son funeste voyage, brûlé par les impitoyables rayons du soleil. Une référence qui se retrouve dans les superbes ailes de Patrick Neu qui, telles que la légende les présentaient, sont sculptées dans la cire.
Un bouleversement des consciences essentiel qui fera de la navette spatiale et du cosmonaute le symbole de la modernité. C’est donc à travers une très belle composition sur Celotex que Richard Artschwager immortalise en 1971 une fusée en plein décollage. Robert Rauschenberg s’empare lui aussi de ce spectacle, contemporain de la généralisation des postes de télévision dans les foyers occidentaux, pour reproduire, sur des plaques de fer, des images de ces nouveaux conquérants et de leurs vaisseaux quand Robert Longo s’attache, à travers un imposant diptyque à rendre un hommage vibrant à la première femme cosmonaute. Enfin, c’est l’artiste de l’utopie Vladimir Tatline, dont la tour imaginaire aurait permis de tutoyer l’espace, qui se voit salué par la structure de tubes luminescents de Dan Flavin. Proche de Tatline et figure de son époque, le poète Velimir Khlebnikov est également évoqué par la pièce magistrale d’Anselm Kiefer, Une tombe dans les airs qui associe la maquette d’une fusée à un tableau de tableaux, décor sidéral et sidérant qui constitue le point d’orgue de l’exposition. Tirant son titre d’un vers de Fugue de mort de Paul Celan, l’œuvre de Kiefer nous place face à une fusée certes dressée vers les étoiles mais dont l’inclination éveille immanquablement le doute. Sur la toile, une multitude de cadres peuplent la composition, la matière peinture les supporte, se confond avec eux, dressant un mémorial saisissant de ces hommes qui auront, tout comme l’écrit Paul Celan, creusé leur propre tombe dans les airs. Un rappel de la terrible réalité d’une humanité endeuillée tout autant que construite par ses propres idéaux, à laquelle l’âge de l’espace, l’âge de la modernité, n’aura pas échappé.
C’est ainsi la fin d’un monde qui est exposée en filigrane, la fin d’une époque sociale d’excitation partagée entre une accélération subite des technologies, des visions et une hystérie collective que ces mêmes cadres de pensée n’ont fait qu’alimenter jusqu’à leur chute. L’écroulement du régime soviétique et la fin d’une compétition spatiale aux lendemains qui déchantent révèlent le terrible coût de cette véritable guerre métaphorique. Après Icare, c’est le mythe de la tour de Babel et l’appétence humaine pour l’élévation au-delà de sa condition qui vient donner à Space Age une profondeur et une douloureuse réflexion qui, sans jamais plonger dans la peur du progrès, ne manque pas de réfléchir et refléter son exigence quasi-sacrificielle.