16e Prix Fondation Ricard — L’Époque, les humeurs, les valeurs, l’attention
Présentée du 09 septembre au 31 octobre, l’exposition du 16e Prix de la fondation d’entreprise Ricard est une indéniable réussite. Si la liste des nominés a pu, lors de sa parution, intriguer (un seul des six artistes était alors représenté par une galerie parisienne), elle retrouve le sens originel d’un prix dédié à l’art émergent. Et, dans l’espace, les pièces semblent dialoguer en un esprit que rend parfaitement le titre très ouvert de l’exposition « L’Époque, les humeurs, les valeurs, l’attention.»
« 16e Prix Fondation d’entreprise Ricard — L’époque, les humeurs, les valeurs, l’attention », Fondation d’entreprise Pernod Ricard du 9 septembre au 31 octobre 2014. En savoir plus Les membres de castillo/corrales ont joué leur rôle avec un sincère désir de faire découvrir au public parisien des artistes qui, s’ils n’ont rien d’une « scène » au sens médiatique, n’en sont pas moins un véritable condensé de création actuelle. De son temps, l’exposition laisse la part belle à ces artistes mouvants, qui trouvent ici l’occasion d’expérimenter autant que de partager. La collusion de ces personnalités semble presque naturelle, s’intégrant avec une rare réussite dans l’espace de la fondation. Sans doute aidée par Mélanie Matranga, dont l’œuvre envahit la totalité du sol de l’exposition. Sous sa moquette beige se déploient des câbles, utiles ou non : glissent ainsi dans l’exposition autant de veines tortueuses comme un écho sourd aux tuyaux et autres fils électriques du plafond. Un sol sur lequel on trébuche, qui s’élime et se râpe sous les semelles des visiteurs et qui mène, à la manière d’un jeu de pistes semé d’embuches et d’impasses, vers une immense lampe. Comme un rappel à l’organisation ingénieuse d’une fontaine, complexe ou compliqué s’attache, de façon souterraine, à essayer de dire la rencontre, à faire parler la collusion des subjectivités.Face à elle, les lambeaux de peinture d’Audrey Cottin (mis à disposition des spectateurs pour réaliser une performance et s’approprier eux-mêmes le dispositif artistique) et les sculptures de Jean-Alain Corre continuent de dessiner des lignes mouvementées, des restes qui dépassent comme autant de résistances à l’idée même de la présentation de salon. Au sein des sculptures de ce dernier semble battre un cœur déchiré ; légèreté surréaliste d’un « double nez » (sculpté comme la proue d’un bateau) et présence de gingembre. Autant de vanités qui trahissent une percée de la terreur sociale d’une vie dans le métro (couette, câbles, sac de voyage, aluminium glacé), les pièces de Jean-Alain Corre s’imposent comme des masses étranges et accompagnent l’ordre explosif de l’exposition.
Avec une belle sensibilité et beaucoup de pudeur, Camille Blatrix, lui, invente un interphone sentimental au nom évocateur, Je veux passer le reste de ma vie avec toi. Derrière cette déclaration directe, c’est pourtant la pièce la plus discrète de l’exposition, posée là au détour d’un angle, cachant sur la paroi en face son prolongement, comme si le vide lui-même remplissait l’horizon possible d’une telle métaphore. Barrière invisible, elle fabrique un sas imaginaire entre les deux parties de la fondation et renforce cette impression d’une écriture à plusieurs mains.
Chez Hendrik Hegray, les images se bousculent, se complètent et s’annulent. Dans sa frise 16×7 se mêlent dessins, photographies, textes, tous passés par le spectre de la bichromie. Avalées, digérées et comme recrachées, elles forment un ensemble monumental et jouissif, à l’image de la vidéo qu’il présente en parallèle, succession d’images fixes et de séquences animées où l’angoisse rejoint le bizarre. On retrouve encore ce plaisir de juxtaposer les visions, les associations étranges pour parler d’un monde en suspens où les lignes et symboles se conjugent pour écrire un même récit déglingué, donnant la parole à ce qui semble abandonné. Technologies et design rétro, autant de compositions fabriquées avec le soin de l’urgence et de l’expérimentation. Car derrière son apparente rugosité, l’œuvre d’Hendrik Hegray s’acharne à trouver la bonne position, ou précisément la bonne apposition, la rencontre qui révèlera la singularité et la force concrètes de chaque image.
Marie Angeletti multiplie elle aussi les images ; on retrouve avec ses vidéos la question de l’urgence, tout autant que de la recherche d’attention avec des séquences courtes qui captent le regard et le magnétisent en renouvelant chaque fois la proposition qu’elles lui font. Images de vernissages, d’artistes ou scènes glanées dans la rue, les micro-histoires s’emmêlent en un récit-boucle qui manipule et excite le cerveau. À l’image des réactions hachées et empilées au montage d’un homme travesti en personnage du Joker dans sa seconde vidéo, qui semble jouer son rôle autant que s’interroger sur les vrais projets de cette caméra qui le fixe.
Ainsi, tout au long de l’exposition, les pièces se répondent et reflètent une tension d’aujourd’hui, une retenue autant qu’une audace folle. Entre pudeur et témérité, ces propositions participent d’un projet de groupe très cohérent. De la sorte, castillo/corrales réussit son pari de faire d’une présentation de nominés une véritable « ex-position », cette capacité à déplacer l’artiste et son œuvre vers une autre place, du silence de l’atelier à l’effervescence de la scène, à encourager l’expérimentation sans prendre pour acquis sa nomination. Car au final, tous ces artistes s’exposent, prennent le risque de perturber leur propre pratique pour s’insérer non pas dans une présentation mais au cœur d’un projet. En ce sens, même dénuée de thématique directe et menée à la manière d’un travail d’équipe, d’un « momentum » ou d’un souffle partagé par des artistes amenés à se côtoyer, L’Époque, les humeurs, les valeurs, l’attention constitue l’une des plus belles preuves de vie (et sans doute l’une des meilleures compréhensions du rôle fondamental) d’un prix artistique.