Ellen Gallagher — Gagosian Paris
Ellen Gallagher présente sa première exposition en France à la galerie Gagosian. Avec trois séries d’œuvres, l’artiste articule, comme à son habitude, l’histoire de l’art, l’histoire populaire et les relations entre hommes blancs et noirs.
« Ellen Gallagher », Gagosian Gallery du 5 juin au 27 juillet 2019. En savoir plus Dans Ecstatic Draught of Fishes, l’artiste s’empare de l’imagerie traditionnelle des créatures marines dans l’histoire de l’art, de La Pêche miraculeuse de Pierre-Paul Rubens au Slave Ship de Turner dans lequel étaient jetés par-dessus bord les esclaves pour mieux affronter la tempête en passant par le Radeau de la Méduse de Géricault. Une iconographie de l’eau que son travail voisine depuis près de vingt-cinq ans. L’œuvre qu’elle en tire est particulièrement lumineuse, glissant dans les tons dorés des indices subtils Art Déco qui tranchent avec l’obscurité du sujet et l’inquiétude même née des soubresauts de l’océan. Ici, la magie semble opérer et la métaphore s’en fait d’autant plus poignante, une déesse stylisée aux attributs de femme noire soutient de son éclat lumineux la structure d’une composition complexe où matières et couleurs se détachent d’une surface qui peine à en retenir la force.Lire le portrait d’Ellen Gallagher sur Slash
Au cœur de l’espace de la galerie, dans une mise en scène sobre et de haute tenue, ses Morphia, dessins recto-verso exposés dans des petites vitrines offrent des perspectives réjouissantes sur les deux autres grandes compositions Watery Ecstatic qui ornent les cimaises. Au cœur d’un écosystème aquatique, minéraux, plantes et créatures magiques se meuvent au milieu de compositions qui empruntent notamment à la mythologie inventée par le non moins légendaire groupe électro Drexciya, qui imagina une civilisation née des enfants de femmes africaines jetées à la mer depuis des bateaux d’esclaves. Sous une eau qui ne se lit ici que dans le suspens de la gravité et les matières employées à la réalisation des œuvres, un monde pastel pullule et peuple ces limbes étranges.
Dans les découpes, les ajouts et les aplats, des lignes se révèlent et formalisent, dans l’espace, la propension d’Ellen Gallagher à creuser, fouiller et enfoncer la surface pour révéler de nouvelles formes. Ici ramenées sur un plan horizontal, ces couleurs qui se côtoient, ces pleins et ces vides trouvent un contexte fabuleux pour déployer leur magie et la fantaisie finalement bien plus enivrante que son minimalisme ne suppose.
Reprenant l’allusion aux monochromes sous-titrés d’Alphonse Allais1 cachée sous le monochrome noir de Malévitch, « Nègres se battant dans une cave », Ellen Gallagher souligne dans la première salle de l’exposition la persistance du rapport fantasmatique aux personnes noires, jusque dans l’histoire de l’art abstrait. À travers une série de quatre toiles, elle réactive la pensée du monochrome en laissant poindre sous la couche de peinture des éléments de texte issus de la culture afro-américaine. À la blague potache et symptomatique d’une réduction caricaturale, l’artiste répond en inventant des compositions somptueuses d’un noir hypnotique qui, elles, laissent entrevoir leurs soubassements et dessinent des archipels de sens composés d’une multitude d’influences.
Autour de sujets, de temporalités et de lieux d’apparence si éloignés, c’est avec une force caractéristique qu’Ellen Gallagher parvient à articuler la cohérence d’un propos qui, loin de se réduire à la dénonciation, explore et déconstruit les signes de l’horreur pour naviguer à sa manière dans leur sillage, forte de sa curiosité insatiable, de sa capacité à tirer à travers la culture des lignes de sens.
Elle invente par là-même un vocabulaire visuel qui subsume l’opposition, la réduction de l’autre pour tracer une voie esthétique qui englobe, sans s’aveugler, les inventions du monde entier, dans leur réussite comme dans leur horreur et en tire une formule où temps et espace se reconstruisent en une harmonie dystopique. Une deuxième chance aux allures de regard initiatique qui invite chacun à un nouveau voyage.
1 Alphonse Allais réalisa dans les années 1880 une série de monochromes de plusieurs couleurs différentes en inventant un album de prétendues reproductions de tableaux aux sous-titres satiriques correspondant aux teintes employées, parmi lesquels Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge pour le rouge, Manipulation de l’ocre par des cocus ictériques pour le jaune ou Combat de nègres dans une cave, pendant la nuit pour le noir, lui-même écho à un dessin monochrome de Paul Bilhaud Combat de nègres dans un tunnel réalisé en 1882. On retrouve en 2015 sous un monochrome noir de Malévitch la citation du monochrome noir d’Allais.