Gérard Fromanger — Centre Pompidou
Le centre Pompidou propose, jusqu’au 16 mai prochain, une rétrospective ambitieuse de l’œuvre d’un artiste singulier, Gérard Fromanger, figure de proue de la figuration libre dont l’apport iconique à l’imagerie de Mai 68 aura marqué les esprits.
« Gérard Fromanger », Centre Georges Pompidou du 17 février au 16 mai 2016. En savoir plus L’exposition offre une plongée parcimonieuse qui ne nous noie pas sous un déluge de propositions. Au contraire, elle marque avec précision et soin les différentes étapes, voire les évolutions d’un artiste de son temps. Aussi lié à l’histoire de l’art qu’à l’actualité de son temps, Gérard Fromanger s’insère dans le monde, le perturbe et le met en cause à travers son art. Une qualité qui fait de lui un peintre à part, qui saura intéresser, pour peu qu’on explore son monde, même les plus réticents face à l’esthétique de ses œuvres les plus populaires.C’est toute la subtilité de cette présentation qui, plutôt qu’additionner les propositions et representations, s’empare de l’œuvre d’un artiste en se concentrant sur son exploration du medium peinture, imposant des ruptures et des contradictions, témoins d’une recherche active et obsessionnelle de la meilleure manière de représenter. L’un des parti-pris du commissaire, laisser entrevoir dans ce parcours un basculement de l’artiste vers le conceptuel, s’il ne convainc pas forcément, ne manque toutefois pas de mettre en perspective la continuité dans son œuvre mais souligne surtout la vibrante actualité d’un peintre qui n’a cessé de questionner son époque et, partant, sa propre condition. Car c’est ici le nœud central de cet accrochage qui nous projette au cœur d’une relation intime d’un art lié à une vie.
À ses combats d’abord, avec son engagement dans la révolte de 68. La forme s’amuse déjà du fond et les valeurs patriotiques, tout autant que les valeurs de la peinture vont fondre sous son pinceau. Sa série de drapeaux voit ainsi le rouge fuir de son espace réservé pour empiéter sur le territoire symbolique de son propre État, une invention qui entraînera la collaboration réussie du peintre et de Jean-Luc Godard, qui filmera avec une méticulosité inattendue le mouvement sensuel et irréversible de la peinture sur la toile. Devenu force de vie à part entière, le rouge vient ainsi chasser le réalisme de l’image, suspendre la complexité du réel qu’il reproduit à partir de photographies qu’il projette, reproduction d’une reproduction du réel, il fabrique des mirages écrasants qui suspendent le temps tout autant qu’ils le soulignent à travers une multitude d’indices.
À ses amitiés ensuite avec les portraits revisités de ses proches Michel Foucault et Gilles Deleuze dont il suivra la pensée de la « différence » avec respect et imagination. Il empruntera ainsi à Deleuze et Guattari une véritable méthode créatrice du « rhizome », faisant courir à la surface de la toile des lignes qui iront se perdre jusqu’à ses frontières. Le visage se dévoile par les vides qu’amenage ce réseau singulier qui semble, pour le plus réussi d’entre eux (Anna, 1982), tenir cette intimité secrète et, pour l’art occidental, réinventé, du dessin et de l’écriture, d’une image mentale écrite ligne après ligne, comme on précise sa pensée, comme on dessinerait une lettre d’amour, comme on écrirait un portrait.
Indiciblement, s’il en convoque le souvenir, Gérard Fromanger détourne évidemment le cadre de la pensée de Deleuze et Guattari mais cette volonté, cette faculté de s’approprier des idées nouvelles pour inventer des formes nous ramènent encore à lui, à sa condition de peintre. Un sacerdoce qu’il met en scène à travers deux toiles majeures de l’exposition, d’abord son autoportrait au travail (La Vie d’artiste, 1971-1972), héritage d’un classicisme qu’il déjoue en dévoilant le procédé technologique de sa pratique mais aussi et surtout en figurant ces merveilleuses lignes multicolores qui offrent autant de points de fuite dans ce miroir réfléchissant d’un peintre confronté au monde. Confronté aussi à l’immensité de sa tâche, à cette ambition qu’il assume et embrasse, il dédie une toile monumentale à ses pairs, constituée exclusivement de noms d’artistes, disparus ou contemporains, Noir, nature morte. Un voisinage qui excite son inventivité et, lorsqu’il s’attaquera à sa vision pessimiste du monde à travers une toile immense, De toutes les couleurs, la vie d’artiste, c’est Picasso et son Guernica qu’il aura en tête.
C’est ainsi un peintre entièrement engagé dans et par son œuvre que révèle cet accrochage particulièrement réussi. Un créateur dont l’art aurait pu subir l’épreuve douloureuse du temps mais qui se révèle ici capable de l’apprivoiser, de l’accompagner et de s’en émanciper avec une pirouette délicieuse ; un dernier tableau reprenant l’image de son cardiogramme, transformant toutes ces lignes qui ont parcouru son œuvre en une veine protéiforme dont il aurait chaque fois choisi l’apparence, faisant de ce témoin objectif de sa propre vie une preuve que le corps de l’artiste, même lorsqu’il ne bouge pas, continue de fonctionner et se survit.