Jenny Feal — Galerie Dohyang Lee
Au cœur de la rue Quincampoix, l’espace de la galerie Dohyang Lee se trouve habité par une captivante fable mélancolique racontée par l’artiste Jenny Feal.
« Jenny Feal — Mar oculto », Galerie Dohyang Lee du 18 mai au 20 juillet 2019. En savoir plus Dès sa vitrine, un texte à la frontière du récit et de la fiction plante le décor, celui d’une légende écrite ou orale dont cette jeune Franco-cubaine se veut ici l’émissaire. Affichée comme prologue à l’étonnant récit qu’elle s’apprête à dérouler, cette parabole encapsule l’essence de son travail artistique : une méditation sur les flux et aléas permanents de l’existence humaine face à la nature, sur les stigmates vivaces du décentrement, la perte de repères liée à l’exil et ses résurgences dans la mise en forme de l’idée. Articulée autour du rapport de l’artiste à ses propres origines, enracinées sur l’île de Cuba, l’exposition Mar oculto regroupe un corpus d’œuvres qui, bien que variées — sculptures, photographies, vidéo –, restent animées par une pensée commune.Car chez Jenny Feal, le particulier se dissout dans le général tandis que le mémoriel se mue en philosophique. Afin de matérialiser le corps de sa réflexion, l’artiste construit ici un espace où tellurique et aquatique trouvent enfin leur équilibre en choisissant l’argile comme fil conducteur de sa réflexion plastique. Grâce à cette matière malléable, elle parvient à revenir aux origines de la forme en déterminant sa finalité, devenant ainsi le démiurge d’une mémoire oubliée. Tantôt transformée en petit tapis, tantôt en monticule, l’argile se fait ici le témoin d’un passage révolu balayé par les vents des années : si la terre est l’origine de ces œuvres, elle sera aussi leur salut, enfouissant dans l’éternel la singularité du regard de l’artiste sur le monde. En écho à ces sculptures en faïence, des photographies explorant l’environnement de l’escrime viennent habiller les murs de leurs couleurs froides et leurs décors structurés : à la manière d’une chronique visuelle, Jenny Feal y capture à la fois le corps, l’objet et l’espace au sein d’une pratique où la danse rencontre la lutte. Derrière cet ensemble de rituels, matérialisé par les costumes, accessoires et salles d’entraînement de l’équipe nationale de Cuba, l’artiste convoque l’espoir comme moteur d’un combat pour la liberté.
Toile de fond de l’exposition, cette vigueur émancipatrice se prolonge au sous-sol de la galerie, dans la sombre atmosphère de la cave. Tel une relique biographique, un blaireau de rasage fondu est posé sur un exemplaire du journal Granma, quotidien officiel du parti communiste cubain. Ancrée dans le temps par sa date de parution, cette installation dépouillée dessine le vide d’un ancêtre disparu, rappelant les racines familiales et historiques qui animent et nourrissent la réflexion de Jenny Feal. Face à elle, un ensemble d’assiettes brisées déborde d’un étui de matelas blanc, semblant suffoquer au sein de son étroite surface. Théâtre symbolique d’une explosion des corps et des pensées face à l’enfermement et la contrainte, cette œuvre investit à nouveau la faïence pour filer la métaphore de l’exposition. Les espaces de la galerie nous apparaissent alors comme un énième carcan, encadrant des œuvres animées à leur tour par des forces qui semblent vouloir s’en échapper.
En remarquable épilogue, la vidéo Regreso de otra Amalia (2018) parachève l’exposition de Jenny Feal avec une grande clarté qui donne à sa pensée tout son sens. Rythmé par la lecture d’un poème par l’artiste, ce film nous invite dans un microcosme où les éléments deviennent des lueurs virevoltant dans la vacuité abstraite de l’espace. La terre retrouve l’eau, ici allégorie de la liberté mue par une pensée régénératrice : comme l’y formule l’artiste, « les idées se transforment en courants, les personnes en eau, les corps en forces ».
Fragments d’une existence contemplative, les œuvres de Jenny Feal développent d’intimes questionnements sur la liberté de créer, de dire et d’exister. De manière plus ou moins allusive, elles affirment la nécessité immanente d’“être mouvement” pour des corps et idées qui ne peuvent rester en cage. Dans ce décor mouvant entre terre et eau, l’exposition Mar oculto recrée l’expérience d’une vie insulaire détachée de la contingence du matériel par un essentiel besoin d’émancipation et déroule ainsi un fil inachevé où les idées restent à l’instar des bulles d’eau : flottantes, dans un espace et un temps infinis.